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Ludwig Schnorr von Carolsfeld : Tristan l’a tuer

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Actualité
1 août 2016

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Samedi 10 juin 1865, création de Tristan und Isolde à Munich. Hans von Bülow dirige. Louis II de Bavière est dans la salle, Wagner à ses côtés. « Le rideau tombe après cinq heures de musique. Ludwig Schnorr von Carolsfeld a porté sur ses épaules tout le dernier acte, chantant depuis sa couche d’homme à l’agonie des pages d’une infinie tristesse. C’est le cri d’une âme exilée, déchirée, irrémédiablement perdue », raconte Vincent Borel dans son roman Richard W.. Cinq semaines plus tard, terrassé par l’effort demandé pour interpréter le rôle de Tristan, Ludwig Schnorr von Carolsfeld mourait. Il venait d’avoir 29 ans. Accablée de chagrin, son épouse, Malvina, qui interprétait Isolde à ses côtés, décida de renoncer définitivement à la scène pour se consacrer à l’enseignement du chant à Francfort. Elle lui survécut près de cinquante années avant de le rejoindre au vieux cimetière Sainte-Anne de Dresde. Ça, aucun romancier n’aurait osé l’imaginer.


Tombe de Ludwig Schnorr von Carolsfeld, Alter Annenfriedhof, Dresde  © DR

Evidemment, la légende s’en est mêlée. Ludwig Schnorr von Carolsfeld n’aurait pas été victime d’une partition entre toutes inhumaines mais de son surpoids. Sa disparition prématurée serait due à une crise d’apoplexie provoquée par un refroidissement suivi de complications rhumatismales (certaines sources parlent de typhus et de méningite). Sur son lit de mort, il parait qu’il continuait de déclamer ses rôles et d’invoquer le nom de Wagner.

Après cette soirée historique du 10 juin 1865, le ténor chante encore à Munich trois fois Tristan, puis le 9 juillet Erik dans Der Fliegende Holländer. C’est sa dernière représentation publique. Le 12 juillet, il donne un récital privé en la présence de Louis II, où il interprète des extraits du Ring et des Maîtres chanteurs de Nuremberg. De retour à Dresde le 15 juillet, il commence à répéter Don Giovanni avant d’être pris de fièvre et de décéder, le 21 juillet.

Ce qui surprend dans le récit de ses derniers jours n’est pas cette mort soudaine mais qu’il ait pu envisager d’enchaîner Don Ottavio – le ténor dans Don Giovanni – après  Tristan. Qu’un même chanteur compte ces deux rôles à son répertoire en si peu de temps d’intervalle parait aujourd’hui inconcevable tant leur typologie vocale semble éloignée. Le premier exige légèreté, élégance et souplesse, le second force, endurance et puissance. Des qualités sinon incompatibles du moins difficiles à concilier.

En l’absence d’enregistrement, la voix de Ludwig Schnorr von Carolsfeld, demeure à tout jamais une énigme. Né à Munich un 2 juillet 1836, le ténor débute dans Norma à l’âge de 18 ans à la Hofoper de Karslruhe (ou, selon d’autres sources, en Naphtali dans Joseph de Méhul). Après des études de chant auprès de Julius Otto, il est entré au conservatoire de Leipzig en 1853 puis a travaillé la déclamation lyrique avec le baryton allemand Eduard Devrient (1801-1877), librettiste et créateur du Hans Heiling de Marschner (1833). C’est à lui qu’il doit son engagement à Karslruhe.


Ludwig Schnorr von Carolsfeld © DR

Wagner intervient rapidement dans sa carrière. Dès 1857, il chante Tannhäuser aux côtés de Malvina Garrigues. De dix années plus âgée que lui – elle était née en 1825 à Copenhague –, cette soprano d’origine française avait été à Paris l’élève de Manuel Garcia junior (le frère de Maria Malibran et Pauline Viardot). Elle avait débuté en 1841 à Breslau dans Robert le diable, chantait aussi bien Leonore dans Fidelio que Rachel dans La Juive. Sa rencontre avec Ludwig date de 1854 à Karslruhe. Ensemble ils partagent l’affiche des Huguenots. Wagner les réunit définitivement. Ils se fiancent en 1857 et se marient en 1860. Cette même année, ils sont engagés au Semperoper de Dresde où Ludwig participe à la création locale d’Il trovatore.


Malvina et Ludwig Schnorr von Carolsfeld © DR

Retour de la légende : est-ce vraiment un soir de 1861 en entendant Schnorr chanter Lohengrin que le futur Louis II de Bavière a découvert, ébloui, la musique de Wagner ? Dès son accession au trône en 1864, le jeune roi, âgé de 18 ans, n’aura de cesse de débarrasser le compositeur de tout souci matériel afin qu’il puisse se consacrer pleinement à son art. Il serait trop long de raconter l’histoire d’une relation défiant là encore l’imagination la plus fertile. Toujours est-il que Wagner n’a aucun mal, le moment venu, à convaincre Louis II de délier les cordons de sa bourse pour pouvoir confier le rôle de Tristan à Ludwig Schnorr von Carolsfeld. Dans une lettre au souverain datée du 6 novembre 1864, il argumente : « Il est très important que les généreux efforts de mon royal bienfaiteur réussissent à nous obtenir le chanteur Schnorr. Nous pourrons, lors de la visite – que j’espère prochaine – de cet artiste si aimable et si doué, en discuter. En l’ayant, nous gagnons tant, que je pourrai mettre en train pour mon royal ami des représentations modèles de Lohengrin, de Tannhäuser et de Tristan ».

La rencontre entre Wagner et le chanteur a eu lieu deux ans auparavant. En 1862, sur l’insistance de ses amis – dont Joseph Aloys Tiráček (1807-1886), autre ténor wagnérien de légende –, le compositeur accepte de se rendre à Karlsruhe pour écouter cet interprète de Lohengrin dont tout le monde parle mais dont l’obésité lui semble décrédibiliser l’interprétation – on sait l’importance qu’accordait Wagner à la vraisemblance scénique de ses opéras. C’est la révélation. La même année, à Biebrich, près de Wiesbaden, il demande aux époux de chanter des passages de son nouvel drame lyrique, Tristan und Isolde, en prévision de sa création à Vienne. Il est impressionné par le résultat. Mais les choses ne se déroulent pas comme prévu. Le Staatsoper impose les chanteurs de sa propre troupe. Après plus de 70 répétitions, le ténor résident s’avère incapable de maîtriser le rôle de Tristan. L’opéra est jugé inchantable. D’où l’insistance de Wagner auprès de Louis II, pour engager Schnorr lorsqu’enfin une création de l’ouvrage à Munich est décidée.


Louis II de Bavière, Richard Wagner © DR

Les répétitions commencent le 10 avril 1865, le jour où Cosima von Bulow donne naissance à une fille prénommée Isolde dont le père n’est autre que Wagner – une fois encore, l’histoire se fait roman. Un refroidissement de Malvina oblige à repousser la date de la première qui a finalement lieu le 10 juin. L’accueil est à peine poli. Certains jugent même l’ouvrage indécent. Mais l’interprétation de Ludwig Schnorr von Carolsfeld fait l’unanimité. Trois ans plus tard, Wagner se souvient : « Je ne puis encore décrire l’interprétation du rôle de Tristan par Schnorr et comment elle atteignit son point culminant au troisième acte de mon drame : peut-être bien pour la raison qu’elle échappe à tout parallèle. […] Qu’on se dise maintenant que tout cet orchestre extraordinaire, par rapport aux monologues où s’épanche le chanteur qui git là sur un lit, ne comporte pas autrement, au point de vue de l’accompagnement ce qu’on appelle un solo de chant ; et qu’on en conclue de quelle importance était l’exécution de Schnorr, si j’ose invoquer le témoignage de tout auditeur sincère de ces représentations de Munich. […] ; de la première à la dernière mesure, toute l’attention et l’intérêt se concentraient sur l’acteur, le chanteur, restaient enchaînés à sa personne ; il n’y eut pas un seul instant de distraction ou d’absence pour un mot du texte, et, bien plus, l’orchestre disparaissait devant le chanteur – ou pour mieux dire – semblait être enveloppé dans son interprétation ».

On ne saurait mieux décrire ce qui, au-delà de ses composantes physiologiques, représente la quintessence du chant wagnérien : la fusion absolue de la parole et de la musique. Ludwig Schnorr von Carolsfeld fut un interprète exceptionnel des opéras de Wagner parce qu’il était capable de réaliser cette fusion. Il était également un grand chanteur de Lieder ; ceci explique cela. Certes, sa voix n’était peut-être pas la plus admirable. Certes, il possédait l’endurance et la puissance qu’exigent d’une part la durée des opéras de Wagner, d’autre part leur effectif orchestral. Certes, comme le suggèrent les rôles interprétés au début de sa courte carrière – Pollione, Manrico… –, il pouvait compter sur un registre grave et médian que l’on suppose d’une solidité à toute épreuve. Mais, avant toute considération vocale, son intelligence dramatique touchait au génie. Wagner, lui-même, semble avoir été effrayé par l’investissement sans limite dont il se montrait capable : « En assistant à ces représentations de Tristan, un premier sentiment d’étonnement et d’angoisse, au début, sur le prodigieux talent de mon ami, s’éleva en moi, jusqu’à un véritable effroi. Il finit par m’apparaître comme un crime qu’il renouvelât cet exploit régulièrement, selon les usages de notre répertoire d’opéra, et je me vis forcé à la quatrième représentation de déclarer qu’elle serait la dernière et que je n’en autoriserais pas d’autres ». Trop tard, des cendres de ce géant consumé par son art, le ténor wagnérien était né.


Ludwig et Malvina Schnorr von Carolsfeld dans les rôles de Tristan et Isolde © DR

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