À la suite des déclarations de Katie Mitchell, qui évoquait la misogynie persistante du répertoire lyrique, le metteur en scène Allex Aguilera partage ses réflexions sur la question. Plutôt que de condamner, il invite à regarder en face les œuvres du passé, à reconnaître leurs ombres sans les effacer, et à préserver la liberté de pensée au cœur de la création artistique.
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L’OPÉRA FACE À SON PROPRE MIROIR
L’opéra, comme toute forme d’art héritée, est l’enfant de son époque. Il reflète les structures sociales, morales et politiques des temps qui l’ont vu naître. Dans ses livrets vivent la misogynie, le machisme, le racisme, le classisme et bien d’autres ombres qui ont accompagné les sociétés européennes pendant des siècles. Les nier serait une falsification historique.
Mais ce qui est le plus préoccupant aujourd’hui, ce n’est pas la présence de ces traces, c’est l’hypocrisie de ceux qui feignent de les découvrir maintenant, comme s’il s’agissait d’une révélation nouvelle. La misogynie n’est pas apparue en 2025, ni le racisme en 2021. Ils étaient déjà là en 1996, en 1896, en 1696. Et pourtant, pendant des décennies, de nombreux artistes ont construit leur carrière sur ces mêmes œuvres sans les remettre en question. Ils l’ont fait avec succès, reconnaissance et plaisir esthétique.
Soudain, certains — ou certaines — décident d’abandonner le répertoire au nom d’une « nouvelle conscience morale ». Ils disent ne plus supporter la misogynie présente dans l’opéra, comme si ce malaise n’avait jamais existé auparavant. Mais la question inévitable est : pourquoi maintenant ? Par conviction réelle ou par opportunisme médiatique ? Par changement de pensée ou par peur d’être exclus d’une sensibilité dominante ?
Cette attitude révèle un problème profond : le désir de purifier l’art selon les codes du présent. Un désir qui, sous des apparences progressistes, devient un acte de censure.
Car l’opéra n’a pas besoin d’être « nettoyé » ni « corrigé » : il a besoin d’être lu, pensé, interprété. L’art n’est ni moral ni immoral : il est témoignage. Et notre rôle, en tant que créateurs, n’est pas de l’effacer, mais de l’affronter avec lucidité.
Le cas du blackface dans le monde anglo-saxon est un autre exemple de cette confusion. Dans la tradition européenne, il n’a jamais été question de caricature raciale ni de geste offensant, mais d’une caractérisation dramatique au service de l’histoire.
Quand un ténor interprète Otello, il n’« imite » pas un homme noir : il incarne un personnage conçu comme différent, étranger, marqué par sa couleur dans un environnement hostile. Cette différence ne doit pas être effacée, car elle constitue le cœur même de la tragédie. Transformer Otello en un homme blanc aux yeux bleus par peur d’être mal interprété par une minorité bruyante n’est pas un acte de respect : c’est un geste de lâcheté. C’est céder le terrain de la pensée à la simplification. C’est annuler le conflit que l’œuvre propose, et, ce faisant, neutraliser sa force. Ce qui est vraiment raciste, ce n’est pas de montrer la différence, mais d’avoir peur d’en parler.
Aujourd’hui, on confond trop souvent l’analyse avec la censure, l’empathie avec l’autocensure, la sensibilité avec le silence. Une sorte de surveillance morale s’est installée, poussant de nombreux artistes à se taire ou à se conformer, par peur des réseaux, du scandale ou du titre accrocheur. Mais l’opéra n’est pas né pour être jugé à l’aune de la morale actuelle, mais pour représenter artistiquement ce qui existe dans la société, avec ses lumières et ses ombres. On ne peut aller contre lui sans aller aussi contre l’histoire — et contre nous-mêmes.
Je ne crois pas que nous devions défendre les valeurs du passé, mais plutôt l’intelligence artistique avec laquelle nous les affrontons. Notre responsabilité n’est pas de perpétuer les préjugés, mais de les transformer en conscience scénique. L’opéra n’est ni mort ni dépassé : il est vivant précisément parce qu’il continue de provoquer le débat, l’inconfort et la réflexion.
L’art ne s’affaiblit pas en montrant ses blessures ; il s’affaiblit lorsqu’il les nie. C’est pourquoi je ne crois pas qu’il faille abandonner l’opéra, mais le regarder en face. Je ne crois pas qu’il faille briser le miroir, mais soutenir le regard.
Allex Aguilera, metteur en scène d’opéra