Le projet de ce Tristan était en gestation depuis de nombreuses années, puisque Patrice Chéreau avait prévu de revenir à Wagner avec cette oeuvre et en compagnie de Daniel Barenboïm et de Gwyneth Jones, peu après son légendaire Ring donné à Bayreuth. Grâce à l’insistance de Stéphane Lissner – déjà à l’initiative d’un inoubliable Wozzeck présenté à deux reprises au Théâtre du Châtelet avec Barenboïm et Waltraud Meier – devenu directeur de la Scala de Milan, ce Tristan a finalement pu voir le jour en Italie et inaugurer la saison 2007-2008.
A force d’attendre et d’espérer le rendez-vous, nous avions sans doute imaginé, voire fantasmé tout à fait différemment le travail de Patrice Chéreau qui, avec le temps s’est considérablement épuré. Pour tout décor, de hauts murs de briques coulissants qui, de Lucio Silla à Nanterre à De la maison des morts à Aix-en-Provence sont la marque de fabrique de Richard Peduzzi, forment un embarcadère (1er acte), une tour (second acte) et un lit (troisième acte) qui, jetés sur le plateau nu suffisent à Chéreau pour planter l’action. De belles lumières (Bertrand Couderc) sculptent l’espace et les corps qui l’investissent, le bleu sombre des costumes contrastant avec l’ample manteau rouge d’Isolde, seule référence à la peinture du Caravage. Dans cet univers à l’horizon bouché, d’où l’élément marin est exclu, le metteur en scène travaille au plus près de la matière humaine, pour que ses personnages expriment avec une extrême économie de moyens les affres de la haine jusqu’aux ravages de la passion. Comme dans son cinéma, ses comédiens s’affrontent, s’agrippent ou s’enlacent avec ferveur et intensité ; ainsi le moindre effet, comme le premier baiser des amants échangé à terre et sur le bas de la robe de l’aimée (au 1), Isolde qui se débarrasse de son manteau à l’arrivée de Tristan (au 2), ou le filet de sang qui s’écoule lentement du front d’Isolde et lui macule le visage avant qu’elle ne s’effondre (au 3), font voler en éclat cette apparente immobilité. Depuis Phèdre au théâtre et Wozzeck à l’opéra, la mise en scène de Chéreau vise l’essentiel, touche par sa rigueur, son ascétisme, ce long poème d’amour et de mort prenant sous son regard perçant, des accents d’une infinie solitude. Filmé en direct avec sobriété, malgré le recours excessif à d’inutiles fondus enchaînés ou au noir, par Patrizia Carmine, ce spectacle trouve naturellement sa place entre celui de Peter Sellars à Paris et d’Olivier Py à Genève.
Dans la fosse Daniel Barenboïm impose une lecture fascinante de l’ouvrage, distincte et complémentaire de celle d’Esa-Pekka Salonen, par son tempo étiré, sa précision orchestrale, cette matière musicale constamment parcourue de frissons et où la rage intérieure est harmonieusement répartie au fil des scènes. Chef particulièrement attentif aux voix, Barenboïm a incontestablement évolué, par comparaison aux témoignages pris dans les années quatre vingt dix, déjà avec Waltraud Meier, son approche massive et souvent compacte étant aujourd’hui transpercée de lumière, tandis que son soutien bienveillant permet aux interprètes de traverser la partition sans encombre.
Totalement habitée par le personnage d’Isolde qu’elle a fait sien, Waltraud Meier impressionne par son jeu étonnamment simple, tout en retenu, chaque geste, chaque déplacement semblant être dicté par une force supérieure. En ce soir du 7 décembre 2007, la voix répond encore à la moindre sollicitation (uts du second acte compris), avec cette ardeur, cette facilité d’élocution, cette fusion du mot et de la note des grands soirs. Dommage tout de même qu’elle ait été affublée d’une perruque aussi laide.
Avec une timbre commun et des inflexions parfois geignardes, Ian Storey n’est pas un Tristan exceptionnel, mais son côté anti-héros, sa fragilité assumée, sont parfaitement utilisés par Chéreau qui choisit de le faire agoniser debout non plus seul avec Kurwenal, mais entouré de matelots affairés. Enlaidie, Michelle DeYoung ne s’impose à aucun moment en Brangäne dont elle n’a pas les notes, à la différence de Matti Salminen, somptueux Roi Marke et de Gerd Grochowski, beau Kurwenal.
Un document à posséder.
François Lesueur.
* Oh descends sur nous, nuit de l’amour (acte 2).