Dans un monde idéal, il y a certains opéras que l’on verrait un peu moins, car on les donne aujourd’hui un peu trop, et d’autres que l’on verrait bien plus souvent, parce qu’ils sont actuellement l’objet d’un mépris scandaleux. Vanessa de Barber est de ces chefs-d’œuvre que l’on ne programme pas. C’est d’autant plus curieux que, depuis quelques décennies, le fameux Adagio pour cordes s’est imposé comme un tube planétaire, dans toutes les versions possibles. Snobisme, peut-être ? On donne pourtant encore les opéras de Menotti, à l’intérêt bien plus discutable. Jamais sans doute ce même Menotti n’a été aussi bon librettiste que pour son compagnon Samuel Barber. L’intrigue de Vanessa, inventée pour l’occasion, est dense, menée à un rythme soutenu, riche en moments de crise et propice à ces ingrédients de l’opéra « traditionnel » que sont les ensembles et autres scènes de bal. Barber a réussi à écrire une musique qui, sans adhérer à une certaine modernité européenne, réussit à ne sembler jamais passéiste. On se situe ici dans une tradition qui découle en droite ligne de Tchaïkovski et de Puccini, mais là où Menotti se contentait d’imiter assez servilement, Barber parvient à trouver une voix personnelle. Sa partition a quelque chose d’un peu hollywoodien, parfois ? Si cela signifie qu’elle rappelle Korngold, où serait le mal ? Et si on la compare à ce que faisaient les compositeurs de musique de film lorsqu’ils s’aventuraient dans le genre lyrique, la différence éclate aussitôt : là où Vanessa possède un impact immédiat grâce à sa concision même (à peine deux heures), Wuthering Heights de Bernard Herrmann, exact contemporain de Barber, semble bien dilué.
Jusqu’ici, aucune production de Vanessa n’avait été commercialisée ; YouTube offre bien une captation du spectacle donné à Monte-Carlo en 2001, avec Kiri Te Kanawa dans le rôle-titre, mais la qualité de l’image en est assez pitoyable, et l’œuvre est réduite à 1h30 de musique. Et voici, ô miracle, que l’œuvre fait son entrée sur le marché dans une version somptueuse, filmée au festival de Glyndebourne l’été dernier. Spectacle esthétiquement superbe – un camaïeu de gris d’un goût exquis – où, sans faire les pieds au mur, Keith Warner arrive à conférer une épaisseur supplémentaire au livret en exploitant les non-dits et les sous-entendus glissés ici et là, et en jouant sur trois époques, entre les années 1910 et les années 1950. Est-ce un hasard si c’est un extrait d’Œdipe roi qu’on lit à l’héroïne dans la première scène ? Le héros incestueux par excellence a sûrement une raison d’être mentionné. Chacune des trois femmes sur lesquelles repose l’intrigue acquiert ainsi un passé, une dimension plus humaine : le silence de la vieille baronne devient plus compréhensible, Vanessa cesse d’être une exaspérante couguar, et Erika même y gagne en complexité.
A la tête du London PHilharmonic Orchestra, Jakub Hrůša exacerbe le drame et souligne la violence du propos, sans rien occulter des dissonances de la scène du bal où différentes musiques se superposent. Il faudrait être sourd pour nier la valeur de cette partition, et l’on peine à comprendre pourquoi la France tarde encore à accorder à cet opéra la place qu’il mérite.
Comme toujours à Glyndebourne, la distribution est soignée, le vivier que constitue la troupe de Young Artists permettant de confier les plus petits rôles à de belles voix. C’est notamment le cas de William Thomas dans le rôle du majordome. Pour le reste, les cinq personnages principaux sont presque d’égale importance, réunis dans le magnifique quintette final. En médecin, Donnie Ray Albert se montre aussi habile à susciter le rire lorsqu’il est ivre que l’émotion dans ses instants de nostalgie, explicités par la mise en scène. Rosalind Plowright rend ici tout à fait acceptable sa métamorphose en mezzo, et prête à la baronne la distinction qui lui sied, non sans révéler les failles de cette femme murée dans son mutisme. Avec le suprêmement antipathique Anatol – là aussi, Keith Warner parvient à aiguiser le trait en partant d’une simple réplique –, Edgaras Montvidas trouve un rôle où il n’a jamais à forcer ses moyens et où il peut se montrer en tous points convaincant. Révélation en la personne de notre compatriote Virginie Verrez, vue en Flora dans diverses reprises de Traviata à Bastille, prochainement Carmen au Welsh National Opera ou Prince Charmant de Cendrillon à Klagenfurt : cette jeune mezzo possède un timbre chaud, l’actrice est touchante et l’on guettera avec intérêt la suite de sa carrière. Emma Bell, enfin, donne à l’héroïne des couleurs sombres qui la rendent moins déplaisante, et qui font mieux accepter l’aveuglement de Vanessa. Captés par les micros le 14 août, ses aigus passent beaucoup mieux qu’en salle quelques jours auparavant.
La barre est donc placée très haut, mais on espère que cela ne découragera personne de tenter de faire au moins aussi bien.