C’est sur le nom de Lise Davidsen que Decca fonde toute la communication autour de cet enregistrement du Vaisseau fantôme. Le grand soprano norvégien, aux moyens spectaculaires, n’a jamais chanté Senta à la scène, et, dit-elle, ne le chantera peut-être jamais, requise qu’elle est par d’autres grands rôles wagnériens (on devine lesquels).
Elle y est évidemment remarquable, mais pas seulement elle. Toute la distribution est de premier ordre. De surcroît cette version présente l’avantage d’avoir été saisie sur le vif au fil de deux exécutions en concert (et vraisemblablement de deux répétitions aussi) dans des conditions acoustiques idéales, dans la salle de l’Opéra National de Norvège, pour inaugurer la prise de fonction du chef britannique Edward Gardner comme directeur musical de cette maison d’opéra.

Un Gardner dont, dès l’ouverture, prise sur un tempo rapide, on remarque la fougue et la poigne, et l’attention constante aux textures et au dosage des couleurs orchestrales (les bois dans l’épisode andante) avant un développement d’une énergie foudroyante et constamment clair (les superpositions de thèmes), et une fin éclatante (les ténèbres vaincues par la lumière c’est toute l’histoire de cet opéra).
L’humanité du Hollandais
Certains critiques ont émis quelques réserves sur la prestation de Gerald Finley dans le rôle du Hollandais, qu’il a chanté sur maintes scènes, estimant qu’une dimension héroïque lui manquait désormais. Il nous semble, au contraire, qu’il pose ici un éclairage particulièrement intéressant sur ce rôle, quelque chose qui tient sans doute aussi à la maturité du timbre. Le baryton-basse anglais, styliste s’il en est, et grand liedersänger, a soixante-quatre ans. Et ce qu’on entend, c’est tout un poids de vie, quelque chose de profondément réfléchi, de dense, qui s’ajoutant au velouté des phrasés confère au Hollandais une épaisseur humaine, et surtout une douleur, une blessure insondables, qui sont l’esprit même du personnage.

Son récit d’entrée « Die Frist ist um » est particulièrement magnifique, par la palette de couleurs vocales qu’il met en jeu, l’attention à chaque mot, à chaque nuance de sentiment, du désespoir profond jusqu’à l’insurrection contre son destin – et alors quel puissance ! La progression est superbement conduite : l’accablement de fatigue initial, la sombre évocation des errances sans espoir, le jeu sinistre avec la mort, et Finley construit cela à la manière des ballades romantiques de Schumann ou de Loewe, porté par les vagues que soulève Gardner à l’orchestre.
Un peu après, son récit à Daland, « Durch Sturm und bösen Wind », sera d’un troublante et enjôleuse noblesse à laquelle le rugueux marin se laissera prendre, autant qu’aux trésors qu’il lui fera miroiter. Les suavités de Finley contrastent ironiquement avec les rudesses du brave Daland. Brave ? Brindley Sherratt, qui est de la même génération que Finley, accentue savoureusement la roublardise un peu naïve du personnage, dans un duo dont Gardner souligne le côté Donizetti.

Marmoréenne
Mais c’est bien sûr l’acte II qu’on attend et l’apparition de la fille de Daland.
La ballade de Senta est une nouvelle démonstration des possibilités vocales extravagantes dont la nature a gratifié Lise Davidsen. Des aigus en acier, une sûreté d’intonation à toute épreuve, une clarté de cristal, une projection cinglante, des sauts de notes dans la deuxième partie, « Bei bösen Wind », dont elle ne fait qu’une bouchée, et même des pianissimos et des trilles, quelque chose de surhumain et de prodigieux, de marmoréen, mais aussi de polaire ! Si on salue l’athlète du chant, évidemment, osera-t-on avouer rester extérieur à ces exploits. Et se souvenir avec nostalgie d’une Senta de la même génération, Norvégienne elle aussi, Elisabeth Teige, dans la même séquence à Bayreuth il y a trois ans, non moins à l’aise avec la partition de Wagner, mais combien troublante et émouvante. Senta est habitée par une vision, qui va s’avérer une prémonition de sa destinée. Nulle trace ici de la mystérieuse attirance de la jeune fille pour le pâle capitaine (bleicher Seemann) qu’elle n’a encore rencontré que dans son rêve éveillé.

Le virage vers Wagner de Barbeyrac
En revanche Stanislas de Barbeyrac, en plein virage wagnérien, dessine un Erik vibrant de lyrisme. Il venait alors de le chanter au Staatsoper de Berlin et lui prête une voix qui s’est enrichie dans le grave sans rien perdre de son éclat dans les aigus. Le duo « Bleib, Senta ! Bleib nur einen Augenblick ! » met en évidence deux manières d’envisager Wagner, celle ardente, fougueuse, charnelle, de Barbeyrac, et celle attentive d’abord à la pureté vocale de Davidsen (et son « Ach, was dir Ruhe für ewig ihm nahm » est pur bel canto spianato…, comme sa reprise de la ballade, « Ach, möchteste du, bleicher Seemann, sie finden ! »)
Cette scène est aussi une belle démonstration de la manière de Gardner, très souple dans les passages élégiaques (la rêverie d’Erik, « Auf hohem felsen », où Barbeyrac est superbe de largeur, d’effusion et d’opulence vocale), et ailleurs d’une énergie presque violente – cf. la batterie d’accords avant cette rêverie).
Souplesse à nouveau et vivacité pleine de panache dans sa conduite de l’air de Daland, « Mögst du, mein Kind », qui met en valeur le timbre assez noir de Brindley Sherratt, dont la faconde rendrait presque sympathique le bonhomme.
Mais le sommet de cet acte et peut-être de l’opéra, c’est bien sûr le duo entre le Hollandais et Senta. Avec d’abord une aria, « Wie aus der Ferne », où Gerald Finley est d’une douceur de phrasé, d’une langueur mélancolique, d’un velouté, et d’une beauté de ligne irrésistibles. Et d’ailleurs Senta ne lui résistera pas.

La transfiguration de Senta
Le duo proprement dit est impressionnant. On ne peut pas ne pas avoir en mémoire le duo Birgit Nilsson-Hans Hotter. On est dans un paysage vocal de cette couleur et de cette hauteur. Seule réserve, la puissance de Mme Davidsen a tendance à couvrir les subtilités de Gerald Finley, qui gomme le côté démoniaque qu’on prête souvent au personnage, pour n’en éclairer que mieux la souffrance.
Mais le chant marmoréen de cette Senta surdimensionnée prend ici toute sa valeur, pour exprimer la transfiguration de la jeune femme, acceptant son destin et le puissant sortilège (mächtiger Zauber) qui l’emporte.
La vaste scène confrontant les marins norvégiens aux jeunes filles du village, puis aux marins du Hollandais met en valeur la solidité du Chœur de l’Opéra de Norvège (et au passage la virtuosité de Wagner, passant d’une atmosphère de fête à une formidable tempête). Les brèves interventions du Pilote sont ici l’occasion de réentendre Eirik Grøtvedt, ténor lyrique, dont l’air d’entrée « Mit Gewitter und Sturm » avait été particulièrement remarquable, avec dans sa deuxième partie des effets d’allègements et une beauté de ligne rappelant tout ce que Wagner doit à l’école italienne…

Introduit par une très belle cavatine d’Erik où Stanislas de Barbeyrac sera à nouveau superbe d’ampleur et de chaleur (avec un judicieux passage en voix mixte sur mir Liebe), le final de l’opéra, dans son efficacité (la fulgurance des finals sera désormais une spécialité de Wagner), sera mené par Gardner d’une main résolue.
Noblesse
Avec un autre grand moment de Gerald Finley, le récit « Vom Fluch eun Weib » : l’heure est venue pour lui d’avouer qu’il est le Hollandais volant et d’avertir Senta que, si elle le trahissait, elle serait vouée à la damnation éternelle. À nouveau c’est la noblesse du personnage que Finley fait rayonner, avec une puissance montant du plus profond de lui-même.
Les précautions du marin maudit seront inutiles : Senta savait depuis longtemps qu’elle le suivrait jusqu’au bout et les deux si aigus sur Treu puis sur treu (fidélité et fidèle) seront l’apothéose de Davidsen, décidément à son aise dans le registre héroïque.
Et tout s’apaisera dans un bienfaisant accord de ré majeur, en guise de point d’orgue à cette très belle version d’un opéra qui en somme revient à son port de départ ou presque, puisque c’est lors d’une escale forcée en Norvège que Wagner entendit en juillet 1839 sur le port de Sandwike interpeller une certaine « tjenta »… Le mot qui signifie « servante » allait devenir quatre ans plus tard le nom de son héroïne.