Euryanthe a la réputation d’offrir le pire livret du 19e siècle, réputation largement justifiée : des personnages en carton-pâte, sans psychologie crédible, qui s’agitent autour d’une action insignifiante, des vers mal troussés, des situations invraisemblables (les cinq personnages qui se retrouvent au même endroit sans raison, le dragon « mal tué »), une fin édifiante … N’en jetez plus. On se souvient d’avoir vu le public des Beaux-Arts à Bruxelles éclater de rire dans les moments les plus « tragiques » de cette mauvaise farce, pourtant donnée seulement en version de concert, mais dont une traduction simultanée révélait toutes les faiblesses. Impossible de savoir comment a réagi le public viennois, qui a eu droit a une mise en scène de type « regietheater » si l’on en croit les photos du livret qui accompagne le présent CD. Mais chaque nouvel enregistrement de l’opéra est à marquer d’une pierre blanche, parce que, sur ce texte inepte, Weber a posé la plus merveilleuse guirlande de musique qui soit. En pleine possession de ses moyens, le compositeur livre une oeuvre constamment inspirée. Il abandonne la forme singspiel pour l’opéra romantique allemand, qu’il crée et dont la postérité sera éclatante : usage de leitmotives, mélodie infinie, omniprésence de la nature, thématiques légendaires ou médiévales, prévalence du chant syllabique, …
L’opéra allemand se distingue aussi de ses équivalents italiens et français de l’époque par l’importance qu’il accorde à l’orchestre, qui devient un protagoniste à part entière, bien au-delà d’un simple accompagnement. Une baguette de premier ordre est donc l’indispensable ingrédient à la réussite de l’entreprise. De Mahler a Marek Janowski, en passant par Toscanini et Giulini, ce ne sont que des as de la direction qui se sont penchés sur l’opéra. Sans démériter, Constantin Trinks nous laisse un peu sur notre faim. D’abord, il doit se contenter d’une phalange au timbre bien quelconque, l’orchestre de l’ORF. Que ne lui a-t-on confié le Philharmonique de Vienne, qui aurait pu y faire valoir une floraison de couleurs ? Les timbres sont une part essentielle de la musique de Weber, et les solistes de l’ORF, tout probes et efficaces qu’ils soient, ne peuvent prétendre nous faire rêver au même titre que la glorieuse Staatskapelle de Dresde (Janowski). Quant au chef, il peine parfois à animer le propos, notamment a l’acte I, qui met du temps a décoller. Mais on lui reconnaitra le mérite de maintenir un équilibre fosse-orchestre pas toujours évident, et de mener la représentation à bon port.
Son équipe de chanteurs montre des valeurs inégales. Commençons par les bons éléments : avec un timbre qui évoque irrésistiblement celui de Deborah Voigt dans sa jeunesse, Jacquelyn Wagner campe une Euryanthe pleine d’allant, avec un feu et une santé vocale qui donnent envie de croire à ses invraisemblables aventures. Elle cherche à faire exister le personnage dans toute la mesure du possible, et si elle n’est évidemment pas Jessye Norman, dont la disparition récente alimente des envies de comparaisons peu légitimes, elle s’en tire avec les honneurs.
Son fiancé Adolar commence très bien la soirée, avec une sérénade admirablement juste et lancée à pleine voix. La suite de la représentation le verra s’essouffler un peu, mais au moins Norman Reinahrt a-t-il le format et la couleur du rôle, celle d’un ténor héroïque qui doit tenir l’exact mi-chemin entre Florestan et Siegmund, avec déjà cette capacité à habiter les longs récitatifs avec suffisamment de mordant. C’est ce qui manque au Lysiart de Andrew Foster-Williams, impeccable de justesse et de raffinement, mais qui est 1000 lieues du dramatisme qu’on attendrait dans son rôle de méchant, véritable Telramund avant l’heure, et qui se contente d’enfiler les romances sur un ton de Lieder-Abend tout-à-fait hors de propos. Défaut inverse chez l’Eglantine de Theresa Kronthaler, qui se pense déjà chez Berg et verse dans l’expressionnisme. L’ennui, c’est que son timbre est tellement ingrat qu’on a l’impression que ce n’est pas vraiment un choix, et qu’elle a dû composer avec les moyens du bord. Complétant une distribution passablement déséquilibrée, le Roi de Stefan Cerny achève de « tuer » l’enregistrement, avec une voix en lambeaux, presque constamment fausse, et une expression fruste et monocorde.
Le chœur Arnold Schönberg, que l’on connaît entre autres grâce à son travail avec Harnoncourt, aurait dû compter au nombre des points forts de l’enregistrement. Il est vrai que, vocalement, il offre une prestation de premier ordre, engagée et précise. Mais le metteur en scène semble avoir pris un malin plaisir à le disperser, notamment dans les finales d’acte, privant ses interventions de pas mal d’impact.
Ce qui nous amène à la réflexion que, pour rendre justice à Euryanthe, à son amoncellement de beautés, à la subtilité de son orchestration et de son écriture chorale, à la sophistication de son temps musical, il faut le studio. Le « live » ne peut en donner qu’un image tronquée. Marek Janowski l’avait bien compris, et nous reviendrons bien vite à son enregistrement, à son cast de luxe et aux délicieuses arabesques de la regrettée Jessye.