1. Une œuvre qui ne tombe pas à pic
Offenbach s’attaque à l’écriture de Fantasio dès le printemps 1870. Le 19 juillet de la même année, la déclaration de guerre entre la France et la Prusse interrompt les premières répétitions pendant quinze mois. Entre temps, l’humeur a changé. La défaite française a exacerbé l’esprit nationaliste. La cession de l’Alsace et de la Lorraine est vécue comme un deuil. Un grand nombre de rues, avenues et autres lieux sont baptisés du nom de ce deux régions afin de commémorer leur perte. A Paris, Place de la Concorde, la statue représentant Strasbourg sera fleurie et voilée d’un drap noir jusqu’à l’armistice de 1918. A cette humiliante débâcle, il faut un bouc-émissaire. Bien que naturalisé français depuis 1860, Offenbach se voit reprocher ses origines allemandes. Pour Oscar Feuillant, un de ses détracteurs les plus acharnés, le compositeur d’Orphée aux enfers est responsable « du relâchement des mœurs et de la morale publique pendant les vingt dernières années qui viennent de s’écouler ». C’est dans ce contexte délétère qu’a lieu la création de Fantasio au théâtre de l’Opéra-Comique le 18 janvier 1872. A tous les maux dont il est déjà accusé, Offenbach ajoute celui de prétendre mettre en musique des vers de Musset sur une scène nationale. « Est-ce une raison, parce qu’on manie bien, ou du moins avec succès, le genre grotesque, pour réussir dans les autres ? » assène Achille de Lauzières-Thémines dans La Patrie. Condamnation sans appel. Fantasio est retiré de l’affiche après dix représentations.
2. Un sujet qui ne passe pas la rampe
Rongé par un ennui existentiel, le jeune Fantasio se travestit en bouffon pour empêcher le mariage arrangé d’Elsbeth la fille du roi de Bavière avec le prince de Mantoue (rien à voir avec le duc du même nom rendu tristement célèbre par Verdi dans Rigoletto). Après quelques péripéties, c’est finalement Fantasio qui épousera la jolie princesse. Las, le livret souffre de la même absence de tension dramatique que la pièce d’Alfred de Musset dont il est tiré. Ce défaut de théâtralité donne raison au critique Albert de Lassalle qui, en 1872 peu de temps après la création de l’opéra-comique d’Offenbach, écrivait : « Les destinées de Fantasio nous semblent devoir être moyennes, n’inclinant ni vers ceci, qui a nom succès, ni vers cela qui s’appelle très vilainement fiasco ».
3. Une salle qui porte la poisse
Offenbach et la Salle Favart : un rendez-vous manqué jusqu’à ce que Les Contes d’Hoffmann scelle à titre posthume la réconciliation du compositeur et de l’Opéra-comique. Toute sa carrière durant, le « dieu de la sauterie » – comme le surnommait Zola – a rêvé d’être pris au sérieux, lui dont le nom est longtemps resté synonyme de musique légère et joyeuse. Familiarisé à l’opéra-comique par un séjour de trois années comme violoncelliste dans l’orchestre, Offenbach tenta à plusieurs reprises de conquérir la Salle Favart sans succès. Barkouf en 1860 Robinson Crusoé en 1867, Vert-Vert en 1869 échouèrent à séduire public et critique. Fantasio, trois ans plus tard, n’y parviendra pas davantage. Offenbach continuera de s’essayer à l’opéra-comique dans d’autres théâtres parisiens avec des bonheurs divers, bien que la désignation de ses partitions relève plus souvent de la fantaisie que d’une rhétorique clairement établie (lire à ce propos dans le dossier que nous lui consacrions à l’occasion du bicentenaire de sa naissance l’article « Offenbach et l’opérette, ou la confusion des genres »).
4. Une partition qui peut déconcerter
De l’avis de Jean-Claude Yon*, la musique de Fantasio « est d’une exceptionnelle qualité et mêle avec bonheur le grotesque à la poésie ». Pourtant, la postérité n’a pas fait grand cas de l’œuvre. Aucun air n’a franchi la barre de la célébrité si ce n’est « La Ballade à la lune » à laquelle Marianne Crebassa, dans son album Oh Boy !, a redonné un semblant de popularité. La partition offre toutefois matière à fredonner, et même davantage à qui sait l’écouter. Telle la Marche des rois dans La Belle Hélène, l’effet comique des couplets de Spark repose sur l’usage des onomatopées. « Cachons l’ennui » chanté par Elsbeth au 2e acte est une page dont la virtuosité n’a rien à envier aux acrobaties vocales de Gabrielle, la gantière de La vie Parisienne (Jodie Devos en livre une version pétillante dans son album Offenbach colorature). Au-delà des incontournables de l’écriture offenbachienne, Fantasio distille une mélancolie, inhabituelle en ce qu’elle ne se limite pas à quelques numéros mais irrigue l’ouvrage entier. C’est là peut-être ce qui le rend moins évident que d’autres, déconcertant au premier abord puis finalement attachant. (lire à ce propos toujours dans le dossier que nous lui consacrions à l’occasion du bicentenaire de sa naissance l’article « Offenbach et la mélancolie ou la joie d’être triste ».
5. Une reprise en forme de deuxième chance
Boudé à Paris, Fantasio part dès le mois suivant sa création à la conquête de Vienne où il rencontre un succès proportionnel à son échec parisien. « Salle comble tous les jours depuis vingt jours : ce qui équivaut à cinquante représentations à Paris », écrit Gustave Lafargue dans Le Courrier des théâtres en mars 1872. Si l’on en juge au calendrier des représentations établi par Aurianne Bec dans L’Avant-scène Opéra, il faut attendre 1957 pour que l’œuvre sorte de l’oubli à Hambourg puis retourne au purgatoire une petite quarantaine d’années jusqu’en 1994 à Gelsenkirchen. C’est avec l’édition critique établie par Jean-Christophe Keck dans les années 2010 que Fantasio connaît un réel regain d’intérêt. L’enregistrement réalisé en 2014 par Mark Elder pour le label Opera Rara sert de référence discographique. Donnée en version de concert à Montpellier en 2015, cette édition critique est portée à la scène par Thomas Jolly en 2017 à Genève puis à Paris au Théâtre du Châtelet (qui accueille le spectacle durant les travaux de la Salle Favart), et sera reprise à l’Opéra Comique en fin d’année. Pour gagner enfin sa place au répertoire ?
* Jean-Claude Yon, Jacques Offenbach (Gallimard, 2000)