Les Brigands investissent le Palais Garnier cette saison après avoir pris la Bastille en 1993-94 – ce qui déjà n’est pas un mince exploit pour un opéra-bouffe d’Offenbach, d’autres plus célèbres attendent toujours d’entrer au répertoire de l’Opéra national de Paris : La Vie parisienne, La Grande-Duchesse de Gerolstein, La Périchole pour n’en citer que trois. Est-ce si surprenant ? Réponse en cinq points.
1 – Le triomphe avant la défaite
Tout semble sourire à Jacques Offenbach en cette fin d’année 1869. Le 10 décembre, trois jours après la création triomphale de La Princesse de Trébizonde aux Bouffes parisiens, Les Brigands remportent à leur tour un vif succès sur la scène des Variétés. Le lendemain, La Romance de la rose, une œuvrette en un acte composée pour servir de lever de rideau à la Princesse de Trébizonde – et mettre à l’affiche Valtesse de le Bigne, la maîtresse du compositeur –, reçoit un accueil favorable. « Décidément, le maestro Offenbach est l’enfant chéri de l’opérette », constate Le Ménestrel. La roue pourtant est en train de tourner. Les Brigands marquent l’avant-dernière collaboration du compositeur avec Henri Meilhac et Ludovic Halévy, les librettistes auxquels il doit ses plus grands triomphes*. L’opéra-bouffe, genre parodique et satirique tel que porté à son paroxysme par Offenbach, vit ses dernières heures. Le Second-Empire rit à s’en décrocher la mâchoire mais à l’est, les nuages s’amoncellent. Dans sa quête d’unité allemande, le royaume de Prusse affiche la détermination belliqueuse qui conduira quelques mois plus tard à la défaite de Sedan et la chute de Napoléon III. En un changement radical de paradigme, Le « bruit de bottes », le joyeux refrain des Brigands, prend valeur de funeste prophétie.
* Offenbach s’associera une dernière fois avec Meilhac et Halévy pour La Boulangère a des écus, créée aux Variétés en octobre 1875
2 – La dérision avant l’hilarité
De qui se moque-t-on dans Les Brigands ? D’à peu près tout, et de tout le monde ; c’est ce qui est drôle. Des brigands pour commencer, un des sujets de prédilection des scènes théâtrales et lyriques de l’époque, d’Auber (Fra Diavolo) et Hérold (Zampa) jusqu’à Verdi (I Manasdieri). Mais le bandit romantique, noble défenseur d’une morale abandonnée par la société moderne, s’embourgeoise sous la plume satirique de Meilhac et Halevy. Le voici bon père de famille, soucieux de subvenir aux besoins de ses rejetons, brigand de naissance comme on est cordonnier, d’une génération à l’autre. La police et l’autorité en prennent pour leur grade avec les carabiniers qui arrivent « toujours trop tard ». S’il est difficile aujourd’hui de faire la relation entre Antonio le caissier véreux des Brigands, et le financier Jules Mirès (1809-1871) dont le procès en escroquerie agita le Second-Empire, le détournement de l’argent public reste un sujet intemporel de raillerie. Napoléon III et sa cour ne sont pas épargnés, avec « ces gens qui se disent espagnols » – allusion aux origines de l’Impératrice –, avec les dames aux mœurs légères et avec Falsacappa, le chef des Brigands pris en défaut d’autorité, dont la ressemblance avec l’Empereur n’a rien de fortuit. Le comble de la subversion est atteint lorsqu’on découvre qu’entre les brigands et les hauts dignitaires de la cour de Mantoue, les plus malhonnêtes ne sont pas ceux que l’on croit.
3 – Le bouffe avant la féérie
Si la partition des Brigands use de recettes qui ont fait jusqu’alors le succès d’Offenbach – couplets aux refrains sautillants, mélodies entêtantes, rythmes en état d’ébriété –, plusieurs numéros amorcent un virage vers une écriture plus savante, ainsi que le relève Stephan Etcharry dans L’Avant-Scène Opéra, citant l’introduction de l’œuvre divisée en quatre grandes parties, la structure élaborée du finale des deux premiers actes et la science polyphonique du Canon « Soyez pitoyables » au deuxième acte. Cette évolution vers des formes plus complexes répond au désir de reconnaissance d’Offenbach trop souvent considéré comme un simple amuseur. Elle annonce aussi l’opéra féerie, des ouvrages à grand spectacle, luxueusement représentés vers lesquels s’oriente le compositeur après la guerre de 1870. Tout comme Orphée aux Enfers remanié en quatre actes en 1873, Les Brigands sont adaptés à ce nouveau genre en 1878 au Théâtre de La Gaité. Un tableau et deux ballets sont ajoutés. La Malagueña de Maître Peronilla se substitue aux couplets de Fiorilla, « sait-on jamais pourquoi l’on aime ». Encombrée de décors, cette nouvelle version ne détrônera pas l’originale. Jouée une trentaine de fois, elle sera retirée de l’affiche moins de deux mois après sa création.
4 – Les artistes avant l‘œuvre
Un seul chanteur de la création, en 1869, figure à l’affiche de la reprise féérique en 1878 : Leonce (1820-1900) dans le rôle d’Antonio – le caissier malhonnête –, capable d’atteindre le contre-fa dans ses fameux couplets – Vl’a son caractère ! De là à sous-entendre, comme le fait Jonathan Parisi dans L’Avant-Scène Opéra, que l’insuccès de cette nouvelle version soit en partie liée à sa distribution renouvelée, peut-être… Jacques Offenbach entretenait une relation étroite avec ses chanteurs, adaptant ses partitions à leurs talents vocaux spécifiques. Falsacappa est taillé à la mesure de José Dupuis (1833-1900), ténor léger et agile au aigus claironnants qui créa aussi Pâris dans La Belle Hélène, Fritz dans La Grande Duchesse de Gerolstein et Piquillo dans La Périchole, entre autres. Fragoletto reçoit pour bagage le soprano pétillant de Zulma Bouffar (1843-1909) qui yodla 267 Gabrielle consécutives dans La Vie parisienne, du 31 octobre 1866 – date de la création de l’œuvre –au 24 juillet 1867. Le premier interprète de Pietro – le fidèle lieutenant de Falsacappa –, Jean-Laurent Kopp (1813-1872), était d’après les échotiers de l’époque « adorablement bête dans les rôles de Jocrisse* qu’il joue en maître ». Ménélas dans La Belle Hélène, Bobèche dans Barbe-Bleue, Puck dans La grande Duchesse de Gerostein doivent beaucoup à la force comique de ce comédien. Ces chanteurs forment, en compagnie d’autres artistes aussi remarquables mais absents de la création des Brigands, ce que Dominique Ghesquière dans son ouvrage du même nom (Symétrie, 2018) appelle « La Troupe de Jacques Offenbach », une tribu consubstantielle aux partitions du compositeur, une source d’inspiration sans laquelle son œuvre n’aurait pas eu la même verve.
* Jocrisse, personnage type du valet bouffon, niais et maladroit.
5 – Paris avant Berlin
Créés à Paris au Théâtre des Variétés le 10 décembre 1869, Les Brigands partent aussitôt à la conquête des autres capitales : dès 1870, Vienne où depuis le début des années 1860 Offenbach est accueilli à bras ouvert (Ses Filles du Rhin – Die Rheinnixen – y furent créés en 1864 en présence de l’Empereur et sa famille) puis New York et Londres en 1889, et Berlin en 1929, lors de ce qu’on a appelé l’« Offenbach-Renaissance ». Sous l’influence du metteur en scène Max Reinhard, les œuvres du compositeur connaissent à cette époque outre-Rhin un regain d’intérêt, dans une approche marquée par le cabaret allemand. Après une parenthèse imposée par la censure nazie, cette tradition berlinoise se perpétue à travers Walter Felsenstein, le fondateur du Komische Oper en 1947, puis aujourd’hui Barrie Kosky qui, après Orphée aux Enfers à Salzbourg et La Belle Hélène à Berlin – entre autres –, met en scène cette saison Les Brigands au Palais Garnier. « On me reproche notamment de présenter un Offenbach trop allemand, voire trop berlinois », explique l’ancien intendant du Komische Oper dans une interview au magazine Classica, revendiquant une lecture décapante « aux antipodes des côtés charmants, jolis ou trop sages auxquels on a souvent réduit le compositeur depuis une soixantaine d’années ». Un lecteur averti en vaut deux.