Oui, le prince du lied allemand, le roi du style germanique dont le répertoire couvrait plus de quatre siècles de musique, de Schütz à Reimann, l’interprète majeur et même intimidant de Schubert, Brahms, Mahler ou Schumann, ce maître berlinois qui a tant chanté Mozart, Wagner, Strauss, jusqu’à Berg et Henze, a aussi chanté Verdi. Et il a même commencé par lui sur scène, au Städtische Oper en 1948, dans le rôle de Rodrigo, marquis de Posa du Don Carlo. Mais en allemand, comme c’était alors l’usage. « Même dans mes rêves les plus fous, dira le chef d’orchestre Ferenc Fricay, je n’aurais jamais imaginé trouver un baryton italien à Berlin ! »…

Au commencement, il y a le verbe
Le texte, d’abord le texte, toujours le texte. Dans le lied comme à l’opéra, c’est la diction, la prosodie et la compréhension du verbe qui sont pour le baryton le fondement de l’interprétation musicale. On pourrait donc opposer cet intellectuel du texte chanté, orfèvre des mots si cérébral, à ce monde où cœurs et tripes dominent, celui où le sentimental va d’abord dessiner la ligne vocale et mélodique qui va créer l’émotion avant le texte. Cela peut surprendre. Que venait faire cet orfèvre du mot dans un univers réputé plus viscéral ?
Mais précisément, DFD n’était pas de ceux qui érigeait des murs entre les répertoires. Il avait quelque chose à dire dans d’autres répertoires que dans le lied.
« Verdi, je l’ai aimé, toujours. Peut-être parce qu’il est l’exact opposé de Wagner… Alors que chez Wagner, vous trouvez une grande diversité, chez Verdi, en revanche, c’est la stricte poursuite d’une ligne : cette idée d’un art national, de quelque chose de spécifiquement italien ».
Une « italianità » sans mimétisme
« L’italianità », donc, ce concept qui pourrait verser dans une forme de chauvinisme nationaliste mais qui revient si souvent dans les mots d’un Muti aujourd’hui, c’est d’abord un style. DFD, en artiste accompli, même très jeune, ne cherche pas à imiter ses confrères de la péninsule. Il ne rêve pas en alternative à Ettore Bastianini, peut-être le plus grand baryton verdien de tous les temps : il ne cherche pas à s’aligner sur sa puissance, mais il emprunte sa noblesse. Il ne cherche pas son héroïsme éperdu, il en garde la profondeur. D’un Tito Gobbi, il ne singera pas les grincements ironiques ni les noirceurs outrées. D’un Cappuccilli, il aura l’élégance et la dignité. Dans ses Verdi, Fischer-Dieskau ne joue pas à l’Italien exacerbé, il offre à ses rôles finesse et clarté.
Mais avec quel feu ? C’est là qu’on l’accuse si souvent. Sa voix n’est pas solaire, son cœur n’est pas à nu. On lui reprochera souvent cette apparente froideur, sur scène comme au disque. C’est compter sans cette autre intelligence qui caractérisait tant le chanteur : le choix du répertoire.
Un répertoire choisi avec prudence
Au-delà du verbe, ne pas être hors sujet. Ne l’attendez pas dans des rôles à la beauté simple : point de Nabucco, encore moins d’Ezio, ni de Don Carlo (celui d’Ernani comme celui de la Force du destin) ou de Luna, pas même de Foscari, tous trop héroïques ou trop univoques. Il aurait sans doute fait un merveilleux Boccanegra, mais dans l’équilibre nécessaire entre puissance vocale et profondeur du personnage, il a peut-être renoncé à la seconde à cause de la première, dont les exigences auraient pas dépasser ses propres capacités. Ses choix verdiens traduisent une volonté de conjuguer intensité dramatique et équilibre vocal, en particulier sur scène, et ses incarnations rejoignent d’ailleurs celles pour le disque.
Après Posa, le Verdi de DFD commence avec Macbeth. Un rôle en or, qu’il aborde à Berlin à 38 ans, puis à Salzbourg, avant de l’enregistrer 8 ans plus tard sous la baguette hélas bien trop terne de Lamberto Gardelli aux côtés d’Elena Suliotis. Déjà, on critiquera ce Macbeth trop intellectuel, trop « diseur » au disque alors qu’il l’avait incarné bien différemment sur scène.

Mais si son Macbeth est attaqué, un premier miracle avait pourtant surgi avec son Rigoletto de 1963, avec Kubelik. Les puristes regrettent alors des aigus insuffisants, une expressivité trop tenue. Mais celui qui a très peu chanté le rôle sur scène y révèle par sa seule interprétation une profondeur psychologique, des nuances, des accents qui font encore aujourd’hui de cette version l’une des plus grandes références.
Deuxième personnage miraculeux : Germont dans La Traviata, d’un extrême raffinement musical au disque, hélas mal entouré. Cette fois, c’est sur scène qu’il marquera surtout le rôle. Après des représentations à Salzbourg, Teresa Stratas dira : « C’était comme si Germont me demandait pardon tout en me détruisant. Inoubliable. »
Renato et Iago sont des cas à part. Le premier est abordé à l’opéra de Cologne pour la radio, sous la baguette de Fritz Busch en 1951, mais seulement en allemand. Le second, pourtant très univoque lui aussi, l’intéressait beaucoup. Ce méchant-là ne beugle pas sa haine, il manipule, insinue, il pousse au crime froidement mais ne tue pas lui-même. Pourtant, DFD ne l’aborde pas sur scène, sauf en concert. Au disque, ne subsiste qu’un enregistrement dirigé par John Barbirolli, et où il est très vivement critiqué. Un rendez-vous manqué. Citons également Amonasro, que le baryton chantera en concert, notamment sous la direction de Karajan, mais sans trace au disque.
Deux autres coups de maître jalonnent encore sa carrière verdienne après Rigoletto.
Le premier, c’est son Posa dans Don Carlo, le rôle par lequel il a débuté (en allemand, ce qu’il fera encore par la suite, notamment sous la baguette de Wolfgang Sawallisch à Berlin en 1965). C’est l’enregistrement dirigé par Georg Solti pour Decca qui, à 40 ans, l’impose comme un grand verdien. Tout y est, de l’autorité face au roi à l’infinie douceur de l’ami sacrificiel, le tout avec un legato suprême et une fidélité absolue au texte. Une merveille d’incarnation, « l’âge, l’idéalisme schillérien du rôle » écrira André Tubeuf en évoquant les débuts du baryton dans ce rôle. En voici les deux derniers airs de l’acte IV, non pas dans la version Solti, mais dans un enregistrement récital où il est certes moins bien accompagné, mais qu’il a gravé en 1960.
Le second est plus inattendu : Falstaff, abordé pourtant dès 1957 dans une production de Carl Erbert pour Berlin. « Au mental comme au physique, dira-t-il dans le documentaire qui lui a été consacré en 1998, La Légende du chant, rien n’était plus éloigné de ma personnalité que ce rôle. Mais la suite a prouvé qu’Erbert, fort de sa longue expérience d’acteur, savait ce qu’il faisait en me le proposant pour la première fois. J’ai été très heureux du succès qu’il m’a ensuite valu dans six productions successives et grâce à ce rôle, j’ai pu découvrir ma vis comica ». Six productions et surtout un disque majeur, sous la direction échevelée de Leonard Bernstein pour Sony avec Vienne. Du pur théâtre partout, et tant d’intelligence dans l’incarnation !

Enfin, DFD devenu chef d’orchestre sur le tard, dirigera aussi son épouse, Julia Varady, dans de notables enregistrements d’airs de Verdi
Un héritage singulier
Oui, Dietrich Fischer-Dieskau fut discuté dans Verdi. Oui, il était trop ceci et pas assez cela : trop germanisant, pas assez italien ; trop cérébral, pas assez flamboyant ; trop raffiné, pas assez héroïque… Mais tout chanteur de lieder qu’il était, il a montré qu’on pouvait interpréter le répertoire italien sans trahir sa propre identité artistique. Par une exigence sans concessions, il a enrichi la lecture de ces œuvres pourtant interprétées par tant d’autres plus « idiomatiques » et rappelé que l’intelligence musicale pouvait transcender les frontières stylistiques. Si son approche divise, elle n’en demeure pas moins un modèle de rigueur et de probité artistique.