S’il fut un esprit universel, Fischer-Dieskau ne fut pas homme à papillonner. Aussi faut-il, je crois, se garder de deux erreurs lorsqu’on considère le legs de Fischer-Dieskau en dehors du chant. La première erreur serait de croire que cette partie de son activité fut un substitut au chant quand la carrière fut terminée. La seconde erreur serait de croire que cette partie de sa production est comme subsumée à son travail de chanteur. En réalité, le Fischer-Dieskau écrivain, peintre, professeur, récitant et même chef d’orchestre, fut à chaque fois un artiste différent du Fischer-Dieskau chanteur. Aussi chaque facette que révèlent ces activités de sa personnalité compose-t-elle une part additionnelle de sa stature artistique.
Cela est particulièrement frappant du peintre Fischer-Dieskau. La vocation de peintre lui vint très tôt, dès l’enfance. Elle ne le lâcha jamais, dût-il la reléguer au second rang. Il est, en cela, très comparable à Sviatoslav Richter. Cette comparaison n’est pas vaine. Les tableaux de Richter révèlent chez le pianiste russe, volontiers épique et tragique, une veine coloriste, une légèreté de touche, un frémissement paysagiste inattendu. De même, chez Fischer-Dieskau, homme pudique et volontiers doctoral, la peinture révèle des marécages intérieurs, une sorte de décadence torturée, qui n’a rien à voir avec les paysages aérés du romantisme allemand, mais bien plutôt avec un expressionnisme un rien corrompu façon Blauer Reiter. Faut-il lire sous cette lumière jaunâtre son travail d’interprète ? Peut-être, oui, dans quelque chose d’une morbidité omniprésente par-delà le maniérisme qu’on lui reprocha tant (trop).
Ses (seize) livres, eux, contrebalancent assez vigoureusement cette tendance avouée par sa peinture. Ils sont d’une probité érudite qui n’évite jamais la sécheresse, mais surveille constamment son exactitude, et même sa rectitude. On ne trouvera pas dans ses Schubert (1971 et 1996), son Wagner et Nietzsche (1974), son Schumann (1981), son Debussy (1993), son Wolf (2003) d’épanchements sensibles, et surtout pas d’impressionnisme, mais plutôt des renseignements et des mises en relation historiques fort riches. Frappe en particulier sa fascination pour l’élément biographique comme facteur explicatif de l’œuvre. Sans doute l’interprète, pour le coup, eut-il toujours soin de comprendre le contexte d’émergence des œuvres pour orienter son travail. A rebours des exégèses détachant l’homme de l’œuvre, Fischer-Dieskau s’est passionné pour le détail des vies d’artiste. Parfois, cela le conduisit dans des voies étranges, comme ce Goethe als Intendent (2006, sur le théâtre de Weimar), mais aussi dans la réalisation de cet admirable outil qu’est son recueil des textes allemands de lieder recensant pour chacun toutes les mises en musique (Texte deutscher Lieder, 1968), comme un outil comparatiste de premier rang.
Ses mémoires, notamment Nachklang (1987) et Zeit eines Lebens (2000), fuient les confidences trop intimes et ne donnent à voir que ce qu’il voulait bien livrer, c’est-à-dire des faits bruts et des jugements plutôt brefs. Il est singulier de constater que rien, dans ces autobiographies, n’effleure même la part pourtant la plus fascinante de l’artiste : sa méthode de travail, la naissance de ses curiosités, ses lectures, ses rêveries, les contraintes physiques et psychiques du métier, les déceptions et les projets abandonnés, etc. Ces récits semblent avoir évidemment préempté tout l’espace biographique du chanteur et, de fait, aucune biographie n’existe qui ne s’y réfère presque servilement, sans voir que l’essentiel en est quasiment absent.
Comme récitant, Fischer-Dieskau assurément fut plus proche de son élément premier. Acteur fut aussi une carrière à laquelle il se prédisposa dès l’enfance, et qu’il laissa de côté. Grand amateur de théâtre et de cinéma, parfois admirateur très attendri d’actrices qu’il lui advenait de croiser (comme Lilly Palmer), il conserva toute sa vie une attention particulière pour la diction et enrichit ses carnets personnels de mille références de comédien disant les grands textes. Lorsqu’il se mit aussi à réciter, il le fit non avec la raideur déclamante du chanteur reconverti mais avec la liberté du comédien enfin libéré du mètre musical. Son Enoch Arden avec Oppitz, L’Amour et la Mort du cornette Christoph Rilke avec Kehring l’attestent. Il faut, bien sûr, se faire à sa diction non dénuée de raideur prussienne, et se laisser gagner par cette chaleur communicative, par l’entrain même qu’il met à sa récitation, presque jubilante.
Dès les années 70, Fischer-Dieskau monta sur le podium de chef, assisté et soutenu par Barenboim ou encore Zubin Mehta. C’était un rêve d’enfant. Il avait fait ses premières armes encore bambin dans une ville thermale. Cette incursion non dénuée de succès dans plusieurs concerts fit cependant long feu. La carrière de chanteur l’accaparait. Il y revint la retraite sonnée. Que dire lorsqu’un artiste qui a valu essentiellement par son individualité soudain se tait et anime une masse forcément anonyme ? Que reste-t-il du chanteur derrière ces extraits de Wagner, ces airs de Verdi, ces symphonies de Brahms ? Outre l’émotion de l’entendre furtivement en Wolfram dix ans après sa retraite dans un duo de Tannhäuser avec Varady et Seiffert, on s’interroge sur le poids de son apport. Un trait mérite d’être relevé : il ne fut pas un chef éclectique, mais resta concentré sur le cœur de répertoire qui avait été le sien comme chanteur. Sans doute trouva-t-il dans son expérience vocale le sens du cantabile et du legato. Cependant, il n’épousa en rien la tradition romantique des grands chefs allemands. Au contraire, on trouve là un chef rétif au rubato, extrêmement attentif aux indications, presque littéraliste. La part rêveuse et fantaisiste du chanteur disparaît derrière la sévérité du chef. Son maître ne fut, en la matière, ni Furtwängler, ni Karajan, ni Bernstein, mais Toscanini, dont il admira intensément l’acribie. Tous ses Verdi s’en ressentent, tellement proches par l’énergie et la rigueur de la battue de Toscanini. Si, au tournant des années 70, il avait choisi d’être chef plutôt que chanteur, il serait peut-être devenu un Toscanini teuton.
Bruno Monsaingeon a filmé quelques-unes des Master Classes proposées par Fischer-Dieskau à Berlin. Il n’eut jamais de chaire fixe, mais ses leçons attiraient les apprentis. Beaucoup firent carrière, de Christine Schäfer à Benjamin Appl, en passant par Andreas Schmidt ou Matthias Goerne. Eurent-ils tous la voix de leur maître ? Non, car Fischer-Dieskau ne leur inculquait pas la technique, et pas même l’interprétation, mais la musique. La part fascinante de son enseignement fut qu’il n’imprimait pas dans l’esprit de ses élèves les images – ou l’imaginaire – que lui-même avait convoquées au service de son interprétation. Il ne poétisait pas avec eux. Il les ramenait constamment au texte, à sa vérité, à son exigence ; c’est-à-dire, le cas échéant, à la simple réalité de la respiration et du rythme. L’œil scrutait pour que l’oreille ne perde rien. Vers la fin de sa carrière, Fischer-Dieskau invoquait l’indisposition pour faire entrer en scène à sa place Andreas Schmidt, un de ses élèves favoris. La ressemblance entre le timbre de Schmidt et celui de son maître frappa tout le monde. De là on déduisit qu’il formait de petits DFD. Cela ne servit guère la carrière de Schmidt, passé l’étonnement premier. Bien plutôt eût-on dû prêter attention à la qualité réelle de cette voix, à ses idiosyncrasies, au lieu de se perdre en comparaisons. Le fait est que l’élève sans doute rechercha les parallèles – voire l’héritage. Ne sont héritiers de Fischer-Dieskau que ceux qui, élèves ou non, ont de lui retenu l’ardeur infinie qu’il faut pour aller au fond d’une partition, c’est-à-dire ces chanteurs qui, avant d’ouvrir la bouche, ont passé des jours, des mois, des années, à tendre l’oreille.