Il y a bien une chose que l’âge – 95 ans il y a deux jours – n’a pas effacé sur le visage de Hilde Zadek, c’est son sourire. Le sourire un peu ironique de cette bouche étroite de laquelle sortait, il y a plus de soixante ans, sur les ruines encore chaudes de l’Europe, cette voix si sombre et si charnue. Elle nous a reçu chez elle, sur les hauteurs de Vienne. Trône au milieu du salon son piano, depuis lequel elle accompagne encore régulièrement de jeunes chanteurs protégés. Nous lui avons demandé de nous raconter son histoire, pour le moins cinématographique : « Ma jeunesse ? Cela fait bien longtemps, pensez-vous que je m’en souvienne ? ».
Hilde Zadek est née en 1917 donc, à Bromberg, au beau milieu de la Pologne moderne, mais à l’époque et encore pour un an en Prusse impériale. Puis sa famille déménage à Stettin, aujourd’hui à la frontière germano-polonaise. « J’ai vécu une enfance très heureuse, jusqu’en 1934. Là, un enfant à l’école a lancé “Ca pue le juif ici“, et je suis partie, seule ». D’abord vers Berlin, puis en Palestine. Le 7 janvier 1939, ses parents la rejoignent à Jérusalem : « Mon père avait déjà passé des mois en camp de concentration : à l’époque, on pouvait encore en sortir si l’on émigrait et que l’on laissait tout derrière soi. Il a gardé dix marks ». Pendant tout ce temps, elle abandonne la musique qu’elle avait toujours pratiquée : « Mon âme était morte, ma voix ne pouvait plus chanter ». Elle reprend les cours – après le travail, elle est vendeuse de chaussures – en 1939, au Conservatoire de Jérusalem, où des dizaines de grands maîtres juifs allemands ont délocalisé leur enseignement. Elle suit les cours du compositeur Joseph Tal. Sa voix, elle la fait grandir sans repère : aucun opéra à Jérusalem, pas beaucoup plus de disques chez elle.
« Je devais devenir chanteuse, c’était impératif » : elle revient en Europe en 1945 avec le premier bateau anglais libérateur. Le reste est concours de circonstances et bonne étoile : à Zürich, elle rencontre Wolfgang Langhoff, grand résistant et directeur d’opéra en Allemagne, puis Franz Salmhofer, directeur du Staatsoper de Vienne, qui l’auditionne. Cinq jours plus tard, le 3 février 1947, elle est sur la scène du Theater an der Wien (le Staatsoper am Ring ne sera reconstruit qu’en 1955) et chante Aïda sous la direction de Josef Krips : « Je ne parlais pas un mot d’italien, je n’avais jamais entendu parler d’Aïda et je n’avais jamais vu la partition ! Tout ce que je lui ai demandé, c’est un bon répétiteur. Pour la mise en scène, on m’a guidée au fur et à mesure… ». Le lendemain matin, elle signe son contrat de membre de la troupe, école absolue : elle chantera 70 fois Aïda, puis se succèdent Amelia, Tosca, la Comtesse, Ariane, Elisabeth de Valois, Donna Anna, Santuzza ; enfin la Maréchale, peut-être son rôle fétiche.
Que dire de cette voix, à la fois gravement sombre et souvent acide ? Cette façon de chanter haut, d’élever à la fois sa stature et sa ligne comme pour aller au-delà du personnage, au delà d’une Elettra ou d’une Elisabeth ? Il faut l’entendre dans Mozart (Les Noces, La Clemenza) surtout pour toucher de l’oreille cette voix extraordinairement large puis soudainement chuchotante, cette bonté très spontanée que l’on n’entend plus guère. C’est qu’elle nous donne également à entendre l’esprit viennois de ces années, qui imaginait tout reprendre à zéro et qui n’a pas totalement échoué.
Toujours Hilde Zadek restera proche de ses contemporains compositeurs : Erich Korngold (« J’ai répété avec lui Die Tote Stadt, à deux rues d’ici. »), Gottfried von Einem (La mort de Danton) et Carl Orff, avec qui elle créera son Antigonae à Salzburg en 1949. Elle dit regretter cette époque de l’immédiat après-guerre, où tant de figures se sont levées en quelques années, tous ces Dieux (elle insiste beaucoup sur ce mot « Götter ») qu’elle a croisés à Vienne et ailleurs : Erich Kleiber, Clemens Krauss, Karl Böhm, Herbert von Karajan. « Il y a un bien un chef qui ne faisait pas partie de cette génération et qui était pourtant des leurs : c’était Carlos Kleiber. Il avait 25 ans, et déjà c’était un génie ». Plus mitigée sur Dietrich Fiescher-Dieskau : « Nous avons chanté Don Giovanni ensemble à Berlin. Je ne l’aimais pas vraiment à cette époque là. Ensuite, lorsqu’il a commencé à chanter Bach bien plus tard, c’était merveilleux ».
Aujourd’hui, Hilde Zadek ne manque pas une première à l’Opéra de Vienne, et se consacre au concours de chant qui porte son nom, l’Internationaler Hilde Zadek Gesangswettbewerb, qu’elle anime avec ses amies Christa Ludwig et Brigitte Fassbaender. « C’est ce dont je suis plus fière, de savoir que j’ai appris quelque chose à des dizaines de jeunes chanteurs qui ont pris leur envol ». Parmi eux, Adrianne Pieczonka, qui vient encore répéter régulièrement, ou Meagan Miller, la Minnie de Monte-Carlo le mois dernier.
Lorsqu’on lui demande de quel pays elle se sent citoyenne, elle la juive allemande partie en Palestine, Hilde Zadek s’arrête. « C’est une très bonne question ». Elle vit à Vienne depuis la guerre, sa famille s’est installée à Seattle. « Je ne sais pas. Honnêtement, je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que je ne suis pas allemande. Mais suis-je vraiment autrichienne ? Dans quelques jours, je recevrai des mains du Président du Parlement la plus haute distinction de ce pays. Je ne vous répondrai qu’ensuite ».
Propos recueillis et traduits par Maximilien Hondermarck, le 22 octobre 2012
Merci à Mme Samantha Farber qui a rendu possible cet entretien