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Mourad Merzouki : « La musique baroque est pensée pour la danse : on l’écoute et la chorégraphie se dessine comme un tapis qu’on déroule »

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Interview
31 août 2023
Rencontre avec Mourad Merzouki qui a chorégraphié et mis en espace divinement The Fairy Queen, présenté en ouverture de la 12e édition du festival « Dans les jardins de William Christie ».

Infos sur l’œuvre

Détails

Parce qu’ils souhaitaient faire de The Fairy Queen un ballet, William Christie et Paul Agnew, directeurs du Festival, sont allés chercher Mourad Merzouki, issu de l’univers du hip-hop et du breakdance. Le chorégraphe a répondu à nos questions, entre deux répétitions.

© Julie Cherki

Comment avez-vous travaillé avec ces artistes qui étaient danseurs, mais aussi chanteurs et même musiciens ?

C’est la première fois que je travaille avec ces danseurs-là, parce que cette formation a été conçue spécialement pour The Fairy Queen. J’ai fait une audition et sur les six danseurs, je n’en connaissais qu’un, mais avec lequel je n’avais jamais travaillé. Ils se sont très vite bien entendus entre eux et avec les chanteurs. Quand on travaille avec des gens qui ont des méthodes de travail totalement disparates, il faut arriver à tisser ce lien entre des parcours mais aussi des âges différents et parce qu’ils n’ont pas tous un corps façonné pour la chorégraphie. Mais c’est passionnant, parce que ce type de projets nous permettent à tous d’évoluer et de grandir, de porter un autre regard. C’est quelque chose qui m’importe énormément.

Avez-vous écouté de la musique baroque auparavant ?

Je n’ai pas été bercé à la musique baroque, la musique classique ou même la musique contemporaine. Je n’ai pas fait le Conservatoire ni fait une école de danse. J’ai commencé, petit, par faire des arts martiaux, puis du cirque et ensuite du hip-hop. J’ai grandi dans un quartier populaire de Saint-Priest à l’est de Lyon. J’ai découvert la musique classique en 2010 d’abord avec un premier projet qui s’appelait Boxe Boxe avec le Quatuor Debussy. C’était passionnant parce que les musiciens jouaient à un mètre de nous. Si on avait la possibilité de faire cela plus souvent, je suis persuadé que l’intérêt pour cette musique serait tout autre… En les voyant, on devine comment tout cela se construit, qui joue, qui ne joue pas… C’est ce projet qui m’a donné ensuite envie de continuer avec ce type de musique parce que c’était aussi une prise de risque pour le hip-hop, qui est une culture qui est née dans la rue, comme vous le savez. J’ai dû sortir de sa zone de confort et cela m’a aussi déstabilisé dans l’écriture de la chorégraphie sur des rythmes binaires. Le hip-hop, c’est un peu de la boucle, souvent. On rentre dans une méthode d’écriture qui peut nous emprisonner. Et quand j’ai commencé à travailler sur Schubert, Górecki, pour moi, c’était très compliqué, parce que totalement décousu : je ne comprenais rien du tout, je n’arrivais pas à compter ! Heureusement, j’avais les musiciens du quatuor pour m’aider… Du coup, ça m’a permis de travailler un autre rythme dans la chorégraphie. Ensuite, j’ai fait un second projet, Folia, avec de la musique baroque et l’orchestre du Concert de l’Hostel-Dieu. Depuis, je suis énormément sollicité par le monde classique et baroque. C’est formidable, parce que c’est un exercice intéressant pour la chorégraphie, pour les danseurs aussi.

Il paraît que vous êtes arrivé complètement vierge sur la musique et l’œuvre à la veille des répétitions…

En fait, on m’avait contacté au moment où je préparais une création pour le Vendée Globe, il y a trois ans à peu près et je ne me suis pas plongé tout de suite dans le projet, me disant que j’allais m’y intéresser vraiment quand ce serait le moment. Et le temps a passé avec son lot d’activités… Finalement, c’est quand je suis arrivé ici, un dimanche soir, que j’ai enfin regardé ce que ça racontait. C’était vraiment en dernière minute, mais ce n’est pas plus mal.

L’idée de faire un ballet de Fairy Queen était déjà arrêtée ?

Si Paul Agnew m’a choisi, c’est précisément pour cette raison-là. Ce que je défends, c’est l’idée de ne pas mettre l’orchestre en fosse et les danseurs sur scène. Je souhaitais vraiment créer un brassage et d’ailleurs, sur ce projet-là, si j’avais eu plus de temps, j’aurais aussi titillé l’orchestre. Sans doute, il y a eu quelques esquisses avec la présence de l’un ou l’autre soliste sur la scène avec les chanteurs et les danseurs, mais pour moi, c’est presque anecdotique parce que nous n’avons eu que deux jours pour y parvenir.

Est-ce que cela va évoluer à l’avenir, parce que le spectacle va partir en tournée ?

Il se trouve que je ne vais pas suivre la tournée tout de suite. J’espère que le spectacle va maturer, évoluer dans le jeu, la fluidité des tableaux, dans la chorégraphie, mais il est évident que j’adorerais qu’on puisse se retrouver quelques jours pour un second round, une fois que tout le monde aura pris ses marques, pour aller un peu plus loin. Parce qu’il y a aussi cette question de confiance, notamment avec l’orchestre que je n’ai pas eu le temps de vraiment apprendre à connaître. Il est évident que j’ai eu du mal à leur dire : « Peux-tu te lever, venir, te déplacer… » Ce n’est pas facile ! Il faut de la pédagogie et du temps.

Il y en a une qui a l’habitude, c’est Marie-Ange Petit, la percussionniste, qui évoluait déjà dans les Indes galantes

Oui, absolument. Malheureusement, je ne l’ai vu que deux fois. Elle était très excitée à l’idée de faire des choses, mais on a manqué de temps, car elle avait besoin de répéter avec l’orchestre. C’est souvent la difficulté de ce type de projets où il y a beaucoup de monde. Moi, ce qui me fait enrager, c’est de voir les musiciens de l’orchestre attendre leur tour. J’ai un tas d’idées qui se bousculent dans ma tête pour eux. Hier, par exemple, je voyais Paul qui regardait la chorégraphie ; j’aurais eu envie qu’il fasse partie du mouvement général…

Et pourtant, il réalisait lui aussi une sorte de chorégraphie !

Oui, mais je n’ai pas eu le temps de le pousser beaucoup plus loin… Cependant, je suis persuadé qu’il accepterait. De toute façon, s’ils sont venus me chercher, c’est bien qu’il y a une envie de casser les codes et c’est aussi pour ça que j’ai accepté. Je reste encore sur ma faim malgré tout car je pense qu’on peut encore aller plus loin. Cela dit, quand on rapproche des mondes aussi différents, il ne faut pas aller trop vite parce qu’il peut y avoir de l’incompréhension, on peut se braquer.

Mais tout de même, cela doit être très stressant d’arriver sans avoir la moindre idée de ce qu’on va faire, non ?

Je ne vais pas dire que je suis arrivé la fleur au fusil en me disant que tout allait bien. Non. Évidemment, j’étais très stressé. Cela dit, il y a quelque chose qui m’a surpris encore plus sur ce projet que sur Folia. Je me rends compte que la musique baroque m’accompagne, voire m’aide vraiment à imaginer la chorégraphie. Cette musique est pensée pour la danse : on l’écoute, on ferme les yeux et le tableau se dessine presque comme un tapis qu’on déroule. J’ai plus de difficultés sur de la musique contemporaine ou du hip-hop.

© Julien Gazeau

On croit voir des tableaux vivants, de Pontormo au Caravage, dans votre chorégraphie…

Comme je tenais absolument à ce que cela fasse un bloc entre les chanteurs et les danseurs, il fallait les regrouper. Je voulais qu’ils existent ensemble sur scène le plus possible. Comme les chanteurs ne sont pas des danseurs, il m’a fallu travailler des mouvements qui leur étaient accessibles. Avec des mouvements de marche, de tendresse, d’accolades, des moments au sol qu’on peut tous réaliser. Ils ont été très généreux. Je les ai trouvés volontaires ; ç’aurait pu ne pas être le cas ! J’avais eu des expériences avec des comédiens où pour obtenir un pas en avant, il fallait trois jours !

Avec certains artistes, il aurait fallu envisager une prime !

Mais oui, et cela nous ramène à une réalité. Je l’ai senti un peu. À 18 heures, par exemple, on sent une sorte d’agitation et tout le monde se lève. Et là, on ne dit rien… Après, c’est toujours pareil. Si je leur avais dit à ce moment-là : « Non non non, personne ne sort parce que j’ai besoin de terminer », j’aurais braqué tout le monde et on ne serait arrivés à rien, alors que là, on fait chacun une concession et dès le deuxième jour, ils ont eu plaisir à rester un peu plus où ils venaient me voir en me faisant des suggestions. Une démarche qui me plaît.

Quand un danseur arrive en répétition, il se met à travailler. Alors que le musicien arrive en présentant ce qu’il a fait…

C’est très juste et c’est la complexité de ces projets, parce qu’on n’a pas la même temporalité. J’avais fait un spectacle qui s’appelait Pixel et j’avais travaillé sur des projections vidéo. C’est un peu la même chose car la machine, si elle bugue, elle bugue ! Alors que le danseur, une fois échauffé, a besoin de travailler. Trouver le bon timing est très difficile. En principe, les artistes et notamment les musiciens veulent bien jouer ce qu’ils connaissent, mais pour chercher et être dans l’acte de création, c’est plus compliqué. J’espère que les choses vont se décloisonner dans les années à venir. En ce qui me concerne, je suis énormément sollicité par les orchestres qui souhaitent justement interagir, être en contact avec les danseurs, porter la chanteuse, etc. Ils sont très heureux de le faire. Je me souviens de mon travail sur Folia. La chanteuse, Heather, est arrivée et je me suis demandé : « Est-ce que j’ose lui demander d’enlever ses chaussures ? » Les choses évoluent, surtout que les artistes ont des images en tête, ils ont vu les spectacles et ils se disent qu’ils peuvent y aller ! Je trouve qu’il y a un virage qui est en train de s’effectuer.

Vous aviez déjà travaillé avec des artistes qui n’étaient pas des danseurs ?

Oui. J’ai beaucoup travaillé avec des comédiens de théâtre, par exemple. J’avais ce désir depuis toujours. Je vous disais tout à l’heure que j’avais commencé avec le cirque. Dans cet univers-là, on apprend à travailler en manipulant toutes sortes d’objets. Cela donne envie de s’ouvrir à d’autres musiques, à d’autres expériences, d’autres disciplines et d’autres générations. Et j’aime ce qui me ramène à mes origines personnelles. Mes parents viennent d’Afrique du Nord. Étant gamin dans un quartier populaire, quand on a 17 ou 18 ans, on est un peu déstabilisé. On doute, on est en défiance avec l’institution parce qu’il y a eu des fractures. L’art et la danse m’ont totalement sauvé parce que cela m’a permis de m’exprimer, de rencontrer des gens, de comprendre l’autre. Ce mécanisme-là m’a énormément aidé. Plus je vais dans des espaces où je croise des gens qui n’ont pas la même histoire que la mienne, en l’occurrence ici avec la musique classique, autour d’une table, d’un verre, d’un repas ou d’une répétition, on va discuter et on va partager nos sensibilités. Et on va avoir envie de tricoter des choses ensemble. Cela peut contribuer à changer les regards, du moins, j’en nourris l’espoir.

Avez-vous été influencé par les arts d’Afrique du Nord ?

J’avais osé, et c’était l’un des mes premiers projets, faire un solo sur une musique berbère. Alors vous imaginez, je vous parle de ça, il y a trente ans, où le hip-hop était auréolé d’une réputation… Et là, nous avions ce danseur magnifique qui évoluait sur du Djamel Allam, le chanteur kabyle, et une musique arabo-andalouse. Pour les danseurs, qui ne comprenaient pas cet univers, cela a été difficile mais le grand public y a vu quelque chose de différent. La mécanique a commencé comme ça. J’avais été influencé par ce que j’entendais à la maison, notamment au cours des départs en vacances… C’était dans mon oreille, c’était ma sensibilité. Autant la partager plutôt que de la garder pour le moment où je passais le seuil de la maison, vous voyez ce que je veux dire. Donc, j’en ai fait un spectacle. Cela m’a convaincu qu’une manière de me singulariser consistait à faire des choses que j’incarnais aussi dans ma propre histoire. J’avais beaucoup de copains qui reprenaient ce qui venait des États-Unis à l’identique, ici en France, avec le risque de faire un peu toujours la même chose et de lasser le public à force de voir un danseur tourner sur la tête, ce qui est très impressionnant, mais après ?

© Julien Gazeau

Ici, avec le croisement du breakdance, du hip-hop et de la danse classique, on a eu l’impression de voir de la danse baroque…

Tout cela se tuile, en effet. Cela a été passionnant de travailler avec les deux jeunes danseurs de la Juilliard qui ont une technique incroyable et aussi une capacité à comprendre rapidement ce qu’on leur demande. Parce qu’on ne dispose pas de la même langue ! Je parle très mal l’anglais et m’adressais à eux essentiellement en français dans les répétitions, en ne maîtrisant pas davantage le vocabulaire de la danse classique, mais ils anticipaient avec une facilité déconcertante. De mon côté, je ne mets pas de barrière entre ce qui appartient à la danse classique, contemporaine ou au hip hop, cela m’est totalement égal. C’est le mouvement tel qu’il est qui me plaît et j’en fais une sorte de melting pot. C’est plaisant parce que cela ouvre des possibles et cela évite d’avoir l’impression d’être en redite dans le vocabulaire.

Vous disiez être très sollicité par le milieu classique. Avez-vous d’autres projets à venir ?

Dans le cadre de la Coupe du monde de rugby, c’est une opération ponctuelle, mais je vais travailler avec l’orchestre Divertimento de Zahia Ziouani qui voudrait que je fasse une chorégraphie en lien avec le rugby. J’ai également un projet avec un autre orchestre non encore finalisé parce que cela dépend de mon planning et figurez-vous que je fais la chorégraphie de l’équipe de France de natation synchronisée ! Et puis j’ai mes projets propres.

Y a-t-il des chorégraphes qui vous ont inspiré ? J’ai cru voir des influences de Pina Bausch…

Non, je me suis plutôt laissé inspirer par l’univers de Philippe Découflé dont j’aime les liens avec l’art du cirque, l’objet, la scénographie, les costumes. J’ai été touché aussi par Plan B d’Aurélien Bory, par exemple, ou encore la danse de Crystal Pite. À vrai dire, je vois très peu de spectacles, en tout cas pas assez, à mon goût et connais assez ce qui se fait actuellement.

Êtes-vous cinéphile ?

Non plus. Mais je suis un grand fan de Charles Chaplin ou de Buster Keaton.

Quelles sont vos influences, alors ?

Dans les spectacles en général, j’aime quand ça danse. Et j’ai été très marqué par l’univers du cirque où j’ai passé de nombreuses années alors que j’étais petit, entre l’âge de sept ans et dix-huit ans. Je n’étais pas spécialiste dans une discipline en particulier, je faisais un peu de tout dont du monocycle, du trapèze, de l’acrobatie, un peu de jonglage. On faisait des numéros.

On a vu beaucoup d’acrobaties dans The Fairy Queen.

Oui et dans mes autres spectacles, l’acrobatie est très présente mais aussi la scénographie.

Justement, à propos de scénographie, celle que nous venons de voir dans The Fairy Queen est particulièrement dépouillée. C’est un choix de votre part ?

Non ! Il fallait faire avec le moins de choses possibles… J’ai compris que pour la tournée, le rythme de l’orchestre ne serait pas le même que le nôtre, qui disposons d’un service de répétitions et de montage la veille, tandis que dans ce cas, l’orchestre arrive, se place et joue. Non, j’aurais adoré ajouter des éléments. Les trois chaises jaunes que vous voyez sont des chaises que nous avons pris dans la salle des fêtes… J’ai ensuite demandé à la costumière de faire une robe jaune pour faire raccord avec nos chaises. Pour les musiciens, on ne se connaît pas encore assez, mais j’aimerais leur demander de porter quelque chose de jaune ! Le décor, c’est la continuité de l’histoire qu’on veut raconter. Si j’avais pu mettre ce que vous voulais ici, j’aurais sans doute rajouté des chaises, mis un tapis aux effets de matières sur le sol, travaillé avec un voile de tulle pour créer de la profondeur, j’aurais davantage joué avec la lumière. Cela aurait été la cerise sur le gâteau. Mais dans notre tournée, nous allons forcément devoir travailler la lumière, qui était ici celle du miroir d’eau. On va pouvoir, en boîte noire, travailler, sculpter, faire des zooms en resserrant sur des scènes. L’éclairagiste est déjà là, a tout découpé pour préparer nos choix à venir. Le spectacle va donc forcément encore évoluer.

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