Hybride mais pas bâtard ! Volubile sans être bavard, savamment brouillon et vaillamment chaotique dans la dérision et l’improvisation : certes, mais l’Orfeo de Samuel Achache et Jeanne Candel se payent-ils la tête de Monteverdi ou des monteverdolâtres ? Les tenants de la tradition interprétative en sont pour leur frais. Il n’y a cependant pas tromperie sur la marchandise : les joyeux hooligans de la mise en scène ne prennent pas les mélomanes en traitre en revendiquant la couleur du « théâtre musical » dans la veine de leur profanatoire Crocodile Trompeur, parodie du Didon et Enée de Purcell couronné par un Molière du meilleur spectacle musical trois ans auparavant. L’effervescent duo ne se contente pas de mettre des moustaches à cette Joconde lyrique. Ils ne sont d’ailleurs pas les premiers à détourner et dynamiter un chef d’œuvre, comme Duchamp n’avait la primeur de son iconoclaste « L.H.O.O.Q. » Pourquoi assigner le quasi inventeur de l’opéra à résidence étroitement surveillée par les gardiens du temple de la bien-pensance musicologique ?
A l’évidence sans se faire prier, Monteverdi passe du bon temps avec l’infernale bande de trublions de La Vie Brève, prête à tout voire au pire. Le but n’est pas de rendre crédible des partis-pris et dérapages théâtraux outrageusement attentatoires à l’intégrité de l’œuvre originale. Contre toute attente et en dépit de ses outrances revendiquées, ce Frankenstein orphique tient debout ; jusqu’à l’impensable : ses greffes le légitiment, l’adoubent. Le monstre protéiforme vérifie jubilatoirement la réflexibilité de la loi de Murphy : le pire n’est jamais décevant. Tout cet extravagant capharnaüm s’articule, respire et fonctionne contre toute attente à toutes les atteintes. Improbable assemblage fellinien aux allures de nef des fous chavirée par une fanfare d’apiculteurs harnachés de scaphandres de décontamination : on y surprend de rocambolesques télescopages entre une Aphrodite ménagère partie dans une valse de la serpillère pour rythmer les poignants accents du chœur. Tout se joue dans l’incongruité permanente de situations qui provoquent une salutaire distanciation. Ces incessants grands-écarts entre bacchanales effrénées et douloureuses déplorations, entre grotesque de la farce et pure tragédie, loin de distraire l’attention sur le seul contraste de l’incongruité, mettent au contraire l’accent sur la violence de la tragédie qui se noue en sous-main.
Le diable se cache dans les détails, nous avait prévenu Nietzsche. Ici c’est dans l’apparente légèreté du propos que se dissimule la pertinence de la réflexion. Notamment sous l’aspect dérisoire de considérations philosophiques sur le Memento Mori entre l’émoustillante Mama-Aphrodite d’Anne-Lise Heimburger et son putatif amant ; ou alors sur l’inanité de la recette des larmes concoctée entre Charon et son Cerbère de chien savant tricéphale à la Chaval. La farce prend alors tout son sens. Ici la mascarade se doit d’être perçue comme le cache-sexe ou le faux-nez de la tragédie. Une fois encore l’humour n’est pas autre chose que la politesse du désespoir. Féroce la charge ? Ludique tout autant. Dès que Monteverdi fait mine de se (mé)prendre au sérieux, l’infernale troupe retourne prestement le gant sur le ton de la dérision. Ce qui n’en donne que plus de relief et de puissance au drame. Mais le doute s’est insinué et deux bonnes heures durant, les comédiens-chanteurs-musiciens jonglent d’un registre à l’autre, se jouent des maux dont est percluse notre mortelle condition quand bien même notre imaginaire fait de nous des dieux par la grâce du mythe.
Et si l’on passe ainsi sans crier gare du pur pathétique montéverdien aux extravagances les plus débridées c’est pour mieux souligner l’absurdité de nos humaines, trop humaines destinées. Orfeo revu et corrigé (sévèrement) sur le mode situationniste ? Après tout, qui aime bien châtie bien. Et tout comme « la dialectique peut casser des briques », la maïeutique selon Achache et Candel accouche d’un Orfeo furieusement transgressif. L’époustouflant Charon de Vladislav Galard version Marx tendance Groucho subvertit l’amoral de l’histoire toute en séduction avec la Messagère d’Anne-Emmanuelle Davy, soprano aussi enjôleuse que court vêtue. Le Cerbère de Léo-Antonin Lutinier, par ailleurs fort bel Amour, s’y révèle autrement plus redoutable que le chien des Enfers qui l’inspire. Et surtout infiniment plus inquiétant. Un monstre à trois têtes : une toute de cynisme, une autre dédiée à la comédie débridée, et la dernière pour la puissance son haute-contre bouleversant d’émotion.
Ce joyeux foutoir est finement orchestré sans coup férir par Florent Hubert, le très avisé concepteur des complexes arrangements musicaux. Il s’offre la performance de provoquer une troublante atmosphère entre bouffonnerie et gravité en parlant dans une clarinette basse. Une façon de nous faire comprendre que cet Orfeo conserve envers et contre tout sa part de mystère. Jusqu’à l’ultime séquence qui voit Marion Sicre célébrer d’un timbre d’une verticale pureté l’ascension du héros – beau et juste Jan Peters bien investi –, sur le troublant Rückert Lieder « Ich bin der Welt abhanden gekommen » de Mahler.
Opéra-théâtre créé à la Comédie de Valence le 4 janvier 2017, d’après l’œuvre en cinq actes de Claudio Monteverdi sur un livret d’Alessandro Striggio créée au Palais ducal de Mantoue le 24 février 1607
Coproduction : Centre international de créations théâtrales-Théâtre des Bouffes du Nord ; La Vie brève ; Comédie de Valence CDN Drôme Ardèche ; Les Théâtres de la ville de Luxembourg ; Le Théâtre de Lorient-CDN ; Espace Jean Legendre, Théâtre de Compiègne-Scène nationale de l’Oise ; Théâtre de Caen ; Les Subsistances/Lyon ; Théâtre Garonne-Scène européenne/Toulouse ; Le Quai CDN Angers Pays de la Loire ; Le Grand T. Théâtre de Loire-Atlantique/Nantes ; Théâtre de la Cité Internationale ; Cercle des partenaires des Bouffes du Nord ; Les Productrices Associées.
Mise en scène
Samuel Achache et Jeanne Candel
Arrangements musicaux
Collectif sous la direction de Florent Hubert
Accessoires
François Gauthier-Lafaye
Lumières
Jérémie Papin
Costumes
Pauline Kieffer et Camille Pénager
Masques
Loïc Nébréda
Orfeo
Jan Peters
Eurydice
Marion Sicre
La Musica
Marie-Bénédicte Souquet
La Mamma et Proserpine
Anne-Lise Heimburger
Amour et Cerbère
Léo-Antonin Lutinier
Dionysos, l’homme des larmes et batterie
Thibault Perriard
Le vieil ami et contrebasse
Matthieu Bloch
La Messagère et une nymphe
Anne-Emmanuelle Davy
Pan, Charon et violoncelle
Vladislav Galard
Un apiculteur et Pluton
Florent Hubert
Alain et Trompette
Olivier Laisney
L’apiculteur chanteur et saxophone
Lawrence Williams
Lance la pièce pour la mort d’Eurydice et violon
Clément Janinet
Orchestre La Vie brève
Direction musicale
Florent Hubert
Clermont-Ferrand, Opéra-Théâtre, vendredi 13 octobre 2017, 20 heures
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