Si cette production multinationale d’Arsilda, regina di Ponto ne suffit pas à faire de Vivaldi un « compositeur normal », c’est à désespérer du public et des directeurs de théâtre. Ce magnifique spectacle, créé en Slovaquie par un ensemble tchèque et destiné à tourner dans une demi-douzaine de villes d’Europe, possède en effet tous les atouts pour prouver une fois pour toutes que les opéras du Prêtre Roux méritent une place au répertoire, au même titre que se sont imposés ceux de Haendel (et que finiront peut-être par s’imposer ceux de Cavalli).
Cette Arsilda est d’abord une splendide réussite sur le plan théâtral. Enfin Vivaldi est arraché à Venise et à son folklore, et le metteur en scène David Radok a su trouver, dans les méandres d’une intrigue assez alambiquée, de quoi nous présenter des personnages dotés d’une épaisseur psychologique suffisante. Comme Jean-Marie Villégier l’avait fait pour Atys, il réduit la multiplicité des lieux à un décor unique, sorte de boîte en perspective dont les parois se percent de portes et de fenêtres pour laisser voir les étranges paysages du plasticien tchèque Ivan Theimer. Après toute une première partie qui joue à fond la carte des costumes d’époque – mais délibérément exagérés, avec perruques trop longues et habits à basques trop amples, ou avec des accessoires décalés, comme ces chaises en plexiglass évoquant le modèle Louis Ghost de Starck –, il pousse les protagonistes à se dépouiller de leurs oripeaux, comme le livret le veut : Lisea, montée sur le trône sous le nom de son frère Tamese, renonce à vivre déguisée en homme, et Tamese revenu incognito quitte son déguisement de jardinier. En même temps, tous abandonnent leurs habits du XVIIIe siècle, et à cette cour royale où tous s’épient succède un univers d’aujourd’hui, bien désenchanté malgré le happy end conventionnel. Grâce à des éclairages inspirés, en faisant participer le chœur à l’action, et en trouvant des équivalents visuels aux affects exprimés par les arias, le metteur en scène souligne le désarroi de personnages qui ont passé une bonne partie de l’œuvre à se trahir ou se détester.
© Petra Hajska
La réussite vient aussi et surtout du versant musical de l’opération. Sans esbroufe, sans effets de manche, Václav Luks prouve que Vivaldi est un compositeur normal, qui n’a pas besoin d’être interprété avec frénésie pour nous parler. Aucune agitation, aucune nervosité dans sa direction, pas plus que dans l’interprétation proposée par le chœur et l’orchestre du Collegium 1704. Des tempos plutôt retenus, sans éclats intempestifs, mais qui mettent en valeur la partition, notamment les si beaux airs tristes de Lisea, le tout premier, « Fingi d’avere un cor », ou ce « Fra cieche tenebre » qu’on lui fait reprendre à la fin, après le chœur célébrant le lieto fine, entorse à la stricte vérité musicologique qu’on pardonnera volontiers. Le personnage secondaire de Nicandro disparaît ici presque entièrement, sauf dans le duo à deux voix égales qu’il chante avec Mirinda dans ce qui ressemble un peu au divertissement d’un opéra français : à la scène 6 de l’acte II, un chœur de chasseurs introduit une série d’airs brefs interprétés par les principaux protagonistes. On remarque aussi le grand soin apporté à l’ornementation dans la reprise des arias da capo, ce qui est évidemment rendu possible par la belle équipe de chanteurs réunie pour l’occasion.
Dans le rôle-titre, Olivia Vermeulen hérite d’airs tourmentés comme « Precipizio è del mio petto », et même sa dernière intervention, censée traduire une joie rendue ici plus ambiguë, est hérissée de sauts dans le grave ou l’aigu, dont la mezzo néerlandaise se tire avec une expressivité constante. Lisandro Abadie ouvre le premier acte avec un air de tempête (« L’esperto nocchiero ») et il chante avec maestria l’avant-dernier air de l’opéra, qui sollicite tout autant sa virtuosité. En Tamese, Fernando Guimarães se voit lui aussi confier plusieurs airs chargés de guirlandes de vocalises rapides, qu’il surmonte sans difficulté apparente. Belle découverte avec la Mirinda de Lenka Máčiková (Angers Nantes Opéra l’avait invitée en 2012 pour donner Les Deux Veuves de Smetana) soprano aussi à l’aise vocalement que scéniquement, notamment dans le fameux « Io son quel gelsomino », auquel la mise en scène confère une fonction allant bien au-delà de la simple aria di paragone. Kangmin Justin Kim pourrait à lui seul convertir les plus réfractaires au timbre de contre-ténor, surtout dans les airs lents, en particulier celui qu’il distille à la fin du troisième acte, d’une beauté à couper le souffle. Enfin, cette production a le mérite d’offrir à Lucile Richardot le grand rôle qu’elle mérite pleinement : notre compatriote peut ici briller à son aise, même si, comme on l’a dit, les airs de Lisea donnent plutôt dans la mélancolie. Le travesti exige néanmoins une autorité d’accents que la mezzo possède tout à fait, et l’on espère que ses talents seront bientôt exploités comme il sied (sa Pénélope dans Le Retour d’Ulysse dirigé le 10 avril à Aix-en-Provence par John Eliot Gardiner devrait y contribuer).
Heureux habitants de Lille, Versailles, Caen, Luxembourg, etc., réjouissez-vous donc d’accueillir prochainement un spectacle aussi superbe (qui sera mis en ligne sur culturebox dès le début du mois d’avril). Prochaine étape de ce qu’on espère être une « Vivaldi Renaissance » : Orlando furioso en version scénique à Tourcoing et en concert à Paris.