Depuis 2013, Beaune semblait avoir oublié les Passions de Bach. Cette saison aura permis, non seulement de replacer la Johannes Passion au cœur de la musique baroque, mais surtout d’avoir été l’occasion d’un moment exceptionnel, bouleversant de justesse, de vérité, d’humanité.
Les chefs-d’œuvre ont le pouvoir d’autoriser les lectures les plus personnelles, comme les débats ou les polémiques sur les critères qui peuvent ou doivent fonder leur approche. Ce que nous avons écouté, vécu, évacue toute comparaison, quel qu’ait été l’art de tel ou tel Evangéliste, de telle formation ou de tel chef. Reinoud Van Mechelen (1) porte Bach en lui, depuis son enfance. Dans la Saint Jean comme dans la Saint Matthieu, et même la Saint Marc, il fut l’Evangéliste, de plusieurs chefs consacrés. Sa lecture, mûrie de longue date, trouve ici son aboutissement. Pour ce faire, il a réuni une équipe soudée, au plus près des effectifs requis, pour réaliser ce qui relève de l’exception, d’une sorte de miracle musical.
A nocte temporis, son ensemble instrumental, maintenant consacré, réunit, outre le continuo (l’orgue, le clavecin, le violoncelle / viole de gambe et, ponctuellement, la contrebasse et le basson), deux merveilleuses flûtes, deux hautbois, qui joueront les oboe da caccia, six violons, deux violes d’amour et deux altos. On le croirait fondé pour l’œuvre tant son jeu est convaincant.
Est-il nécessaire de rappeler que la narration commence par l’arrestation de Jésus, à la suite de la trahison de Judas, pour s’achever par la descente de croix et la mise au tombeau ? C’est le drame d’un homme, qui subira humiliation puis supplice, prévu et consenti, qui édifie le croyant, sans que la Résurrection soit même évoquée. Ainsi, Cette histoire cruelle, proprement humaine, ne comporte qu’un numéro surnaturel : le commentaire relatif aux signes qui marquent la mort de Jésus (le voile du Temple se déchire, la terre tremble etc.), superbement illustré, en six mesures, avant d’être chanté par le ténor.
Cette dimension humble, fervente, au plus près du texte, qui parle à chacun, quelles que soient ses convictions religieuses, est magistralement servie ce soir. Le chœur d’ouverture (« Herr, unser Herscher ») donne le ton : tourmenté, dramatique, ce sont davantage les tensions harmoniques que le continuum des doubles croches des violons que l’on retient. La supplique du chant est manifeste.
La narration, confiée à L’Evangéliste et aux solistes se traduit déjà par les récitatifs. Chacun des chanteurs concernés y participera sans quitter le chœur. Seules les arias motiveront leur déplacement devant l’orchestre. Cette fusion dépasse l’unité des parties, elle induit une cohérence, une harmonie du chant, individuel et collectif, au bénéfice de l’œuvre. Leur individualité, même dans leurs soli, se fond dans un ensemble d’une justesse idéale. Lore Binon, la soprano, lumineuse, joyeuse et confiante, dans « Ich folge dir » avec les flûtes, nous émeut dans sa déploration « Zerfliesse, mein Herze » avec les oboe da caccia. Le « Von der Stricken », où les croisements des parties de hautbois illustrent « gebunden » (lié) et « entbinden » (délivrer) est magistral, confié à Alex Potter. La pureté de l’émission se confirmera dans le poignant « Es ist vollbracht ». Le dialogue avec la viole de gambe nous étreint, avec l’incise centrale alla breve. Du très grand art. Pour le ténor, Robert Getchell, sont également écrites deux arias. L’émission, proche de celle de l’Evangéliste, nous vaut un « Ach, mein Sinn ! » convaincant, comme le saisissant « Mein Herz ! » l’arioso qui suit l’évocation des événements surnaturels marquant la mort de Jésus. Quant au « Erwäge », avec les deux violes d’amour, c’est un bonheur. La voix est longue, dont la conduite est admirable. Non moins remarquable, Tobias Berndt dialogue avec le chœur dans ses deux interventions : « Heilt » (hâtez-vous) aux vocalises d’une aisance rare, puis dans l’adagio où il commente (« Mein teuer Heiland ») le choral confié au chœur, confiant, qui affirme l’éternité du Christ dont la mort rachète nos fautes.
Le chœur, qui intègre les solistes, malgré son effectif réduit (trois voix par partie) est sonore, projeté, ductile. Il commente avec véhémence comme avec douceur ou tendresse. Toujours clair, malgré les tempi adoptés, sans cesse ça avance sans que jamais le sentiment de la précipitation soit perceptible. Les redoutables traits sont chantés avec une aisance admirable, une précision millimétrée, sans s’apparenter à un exercice de virtuosité. La fluidité du discours est constante. L’expressivité est la règle. De la populace haineuse (« Kreuziget ! ») à l’apaisement radieux de « Ruhet wohl », c’est toujours l’émotion juste qui prévaut. On peine à retenir ses larmes tant la beauté nous étreint.
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La direction traduit un patient travail du chef et de l’ensemble : la narration est au cœur de l’ouvrage, toujours intelligible au germaniste (2), souci constant du chef-Evangéliste. Il use avec une profonde intelligence des enchaînements comme des silences, de la plus infime césure jusqu’au recueillement qu’impose le moment décrit (3). Les tempi, conditionnés par le sens, sont d’une absolue justesse. Si le souffle est constant, toute la rhétorique baroque, notamment le figuralisme le plus accompli, est illustrée avec science : le moindre détail est perceptible. Les chorals, si souvent bâclés, prennent ici toute leur signification, c’est dire combien les arias, les chœurs complexes, particulièrement de turba (foule) participent plus que jamais au récit, toujours captivant. L’Evangéliste n’est pas l’officiant de la liturgie, il nous conte une histoire humaine. Narrateur inspiré, il imprime le caractère dramatique, primordial, conditionnant le chant et la déclamation. Oubliée la suprême élégance, admirable, du chant français de Dardanus (incarné la veille), pour une émission naturelle, portée par la conviction.
Bouleversante de justesse, de vérité, d’humanité, cette Passion, humble et magistrale, où tout fait sens, renouvelle singulièrement l’écoute, comme si l’encre en était encore fraîche.
(1) Certes, Reinoud Van Mechelen n’est pas le premier Evangéliste à diriger : Peter Schreier, Christoph Prégardien, René Jacobs, entre autres, l’ont précédé, en renonçant à incarner l’Evangéliste, sauf Schreier. C’était alors que leur carrière de chanteur était achevée, ou pour le moins sur le déclin. Et le résultat n’était pas forcément convaincant... (2) Le surtirage, traduction littérale du texte chanté, indispensable, est bienvenu, concourant à la compréhension des moyens mis en œuvre par Bach pour illustrer tel mot, telle progression. L’analyse de Jacques Chailley restant inégalée en français. (3) Unique réserve, imputable au seul public : les applaudissements fusent avant que la résonance de l’ultime accord (sur « Ewigkeit ») ait fait place au silence, que l’on attendait recueilli.