Le premier opéra de Benjamin Britten, créé voici quatre-vingts ans au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, est donné à l’Opéra de Lyon dans la mise en scène bouleversante que Christof Loy avait conçue pour Vienne en 2015 (reprise en 2021). Rappelons que le livret s’inspire d’un poème de Crabbe largement modifié, dans lequel un pêcheur solitaire est soupçonné de violences avec ses apprentis ; la mort accidentelle de l’un d’eux, puis d’un autre, suscite contre lui le ressentiment et la haine de tout le village ou presque, jusqu’à l’issue tragique de son suicide contraint.
Sans barque, sans voiles et sans filets de pêche, sans perspective sur la mer ni sur le paysage côtier, ce Peter Grimes est entièrement voué à la représentation visuelle d’un huis-clos étouffant dans lequel se débattent, comme des insectes pris au piège, les habitants du Borough. Les murs sombres contiennent les rancœurs et les frustrations qui se reportent sur le personnage fascinant du marginal, inquiétant et séduisant à la fois, et révèlent les failles psychiques et éthiques des villageois, ainsi que l’existence d’autres formes de marginalité soucieuses de se donner l’apparence de la morale et de la dignité. La sobriété de ce décor minimaliste laisse pleinement ouvert le champ de la musicalité – orchestre et voix.
La figuration d’un rivage au sol, à l’avant-scène, suggère que la mer se trouve du côté de la salle : la fosse est un gouffre d’où sortent les sons et les mouvements de la houle, les mugissements des flots et le fracas de la tempête. Sur le proscenium, à jardin et de biais, un lit, sur lequel dort Peter Grimes avant le lever du rideau, accueillera durant les trois actes plusieurs personnages, comme un refuge et un espace intermédiaire, voire transitionnel, un tiers-lieu propice aux espoirs, aux rêves ou aux tentatives de consolation. Dans le Prologue de l’opéra, premier choc, cet espace intime (qui remplace la salle d’audience des indications scéniques) est livré à l’intrusion des habitants et de l’homme de loi qui traquent puis éblouissent Peter Grimes avec leurs lampes torches. La scénographie (Johannes Leiacker) propose par la suite de véritables tableaux vivants dans lesquels l’austérité du décor est nuancée par des jeux de lumières (Bernd Purkrabek) aux tonalités changeantes et des couleurs de costumes (Judith Weihrauch) particulièrement contrastés.
Le plateau est dominé par le rayonnement vocal et scénique de l’interprète du rôle-titre, le ténor américain d’origine sri-lankaise Sean Panikkar, Peter Grimes athlétique et sensible, doté d’une émission puissante et souple à la fois. Sa voix séduit par la pureté du timbre, par un sens des nuances et une projection exemplaires, qui lui permettent de rendre audibles et touchants les passages les plus confidentiels, d’émouvoir par son lyrisme – dès le magnifique duo a cappella du premier acte avec Ellen (« There’ll be new shoals to catch ») ou encore dans son air « Now the Great Bear and Pleiades… », de bouleverser par son désespoir (« What harbour schelters place ») ou sa colère à l’acte II (« Go there ! »), ses visions oniriques ou sa folie passagère. La soprano irlandaise Sinéad Campbell-Wallace donne à la veuve Ellen Orford l’apparence stricte de l’institutrice, soulignée par le tailleur gris qui distingue sa fonction du statut de pêcheur de Peter Grimes, vêtu la majeure partie du temps d’un pantalon de toile et d’un simple débardeur – mais aussi par une certaine raideur sensible dans l’attitude comme dans la voix. Son intervention en faveur du réprouvé s’accompagne cependant d’effusions qui tempèrent et humanisent son personnage, en dépit des soupçons qui finissent par la contaminer. Elle aussi révèle la vaillance vocale et la technique impeccable nécessaires au rôle, l’autorité sonore mais également la tendresse indispensable pour déployer toute la beauté de son air du troisième acte, « Embroidery in childhood was a luxury of idleness ».
Le personnage ambivalent du capitaine Balstrode, retraité de la marine marchande, présenté ici comme possible amant de Peter Grimes, est physiquement séduit par John, l’apprenti, rôle muet qu’interprète le danseur Yannick Bosc. Reprenant à Lyon le rôle qu’il y tenait en 2014 dans la mise en scène de Yoshi Oida, Andrew Foster-Williams démontre les mêmes qualités vocales, restées intactes. Son interprétation est nécessairement différente dans ce contexte, où il apparaît souvent en retrait, et même parfois dos au public – sauf pour une étreinte passionnée mais fugace avec John –, ou bien, assis sur le lit de l’avant-scène, comme prenant le public à témoin de la lecture proposée par Christoph Loy, déclarant dans un entretien de 2021 inséré dans le programme de salle, que, pour lui, « Peter Grimes est homosexuel » – une piste d’interprétation (parfois proposée, parfois contestée) et une composante parmi d’autres dans cette réflexion sur la fabrique des marginaux.
© Agathe Poupeney
Dans le reste de la distribution, la mezzo-soprano Carol García s’illustre par une aisance scénique et une ampleur vocale qui font de cette propriétaire de la taverne du Sanglier une Auntie (Tantine) de caractère, à vocation comique, tandis que Katarina Dalayman donne au personnage de Mrs Sedley, la veuve désœuvrée et commère, une allure un peu désinvolte, dans un registre plus léger que tragique ; et sans doute lui manquait-il, le soir de la première, un peu de volume sonore pour s’affirmer dans ce rôle. Les deux nièces, les sopranos Eva Langeland Gjerde et Giulia Scopelliti (toutes deux solistes du Lyon Opéra Studio) sont scéniquement irrésistibles et vocalement remarquables dans le grand quatuor féminin de l’acte II.
Du côté des hommes, les rôles sont bien investis, avec une mention spéciale à Lukas Jakobski qui prête au charretier Hobson sa basse imposante et témoigne d’un sens frappant du rythme (musical et théâtral), et à Filip Varik (du Lyon Opéra Studio) qui confère au pêcheur Bob Boles, zélé méthodiste, le fanatisme grotesque du personnage, qu’il souligne dans sa diction comme dans sa gestuelle. Le Swallow de Thomas Faulkner mériterait une meilleure articulation pour rendre plus crédible le personnage du maire et juge, et Alexander de Jong, qui maîtrise parfaitement le rôle de l’apothicaire Ned Keene, pourrait entamer de manière plus entraînante, avec un phrasé davantage marqué et plus de volume sonore la chanson populaire « Old Joe has gone fishing ».
La mer, élément essentiel de cet opéra, puisque Britten disait avoir voulu exprimer « les rigueurs de la lutte perpétuelle menée par les hommes et les femmes » qui dépendent d’elle, est tout entière dans la musique. On mesure dès lors la pertinence de la proposition scénique qui fait de la fosse le lieu du ressac et, au-delà, du large : elle est ce gouffre insondable agité de tourbillons, et aussi le lieu d’une promesse de pêche (et donc d’un avenir meilleur), dans lequel cependant la tempête se déchaîne et les apprentis meurent. La direction magistrale de Wayne Marshall, d’une rare sensibilité et d’un dynamisme saisissant, donne vie à ces diverses dimensions, mettant en évidence toute la palette des nuances instrumentales et la richesse des timbres, avec une maîtrise des modifications d’intensité sonore capable de transporter, d’envoûter ou de clouer sur place. L’Orchestre de l’Opéra de Lyon, tout comme les Chœurs de l’Opéra de Lyon préparés par Benedict Kearns, font entendre l’éclectisme musical (dans le sens le plus positif du terme) de la composition de Britten, particulièrement apte à figurer de manière sonore l’ambiguïté et la versatilité de la mer. Les tempi, les respirations, les choix interprétatifs, la répartition des masses sonores soulignent à quel point le compositeur fait cohabiter les parties consonantes avec diverses dissonances, un style que l’on pourrait parfois qualifier de néoclassique avec des rythmes empruntés au jazz mais aussi aux chants populaires, des références à la musique baroque ou classique avec des réminiscences de la musique romantique et de la tradition opératique.
Le spectacle dans son ensemble est donc une incontestable réussite, marquée par ce silence éloquent – devenu rare à l’opéra – de plusieurs secondes après les derniers accords, précédant de longs applaudissements et de nombreux rappels.