Voilà qu’en l’espace de trois ans deux nouvelles productions d’Einstein on the beach nous sont proposées : après celle de Genève, voici venue celle de Bâle, ce qui témoigne de la vigueur de l’œuvre de Glass en général mais aussi, en particulier, du dépassement de la sacrosainte mise en scène de Bob Wilson créée en 1976, reprise à Montpellier en 2012 et au Châtelet en 2014. Créer une nouvelle mise en scène de cet opéra ne va en effet pas de soi dès lors qu’il est dès le départ conçu en symbiose avec la mise en scène de Wilson et s’impose finalement comme une création partagée entre les deux hommes. Pour autant, plus de quarante-cinq après sa création au Festival d’Avignon, il est bienvenu de voir émerger de nouvelles approches.
Force est de constater que Susanne Kennedy et Markus Selg sont partis sur une forme de radicalité généralisée. Alors qu’Einstein est l’une des œuvres majeures du courant minimaliste, les metteurs en scène proposent une approche qui est à l’opposé de la sobriété. Le décor, signé Markus Selg, tournant sur lui-même, représente une sorte de jardin extraterrestre, surmonté d’une arche technologique en ruine et comportant en son sein, un autel religieux à la gloire d’un crâne de taureau. Toutes les surfaces, sans exception, sont recouvertes de motifs extrêmement vifs et colorés ; de multiples écrans, incrustés dans décor ou en son sommet, projettent à chaque instant des animations continues de spirales et de fractales colorées, mouvantes à l’infini. Ces motifs sont reproduits sur les costumes de Teresa Vergho pour le chœur, les solistes et les danseurs.
© Ingo Höhn
In fine, tout est saturé de mouvement, de lumières et de couleurs ultra vives, voire agressives : c’est un parti pris intéressant qui contraste évidemment avec la dimension « minimaliste » de l’œuvre, mais le résultat n’est pas des plus esthétiques. Il est difficile de dire s’il faut prendre les vidéos projetées de Rodrik Biersteker au premier degré : elles peuvent être de très mauvais goût ou simplement une référence à la perception de la technologie dans les années 1980-1990. La surcharge de couleurs, si elle n’est pas en soi une mauvaise idée, en ressort malheureusement dans son exécution plutôt kitsch. En outre, il faut déplorer que tous les sons et les propos parlés de l’opéra, conçus par Richard Alexandre sont tous pré-enregistrés et parfois restitués par une voix totalement déformée. Ainsi, la dernière scène, normalement porteuse d’une émotion certaine entre les dernières portées de violon et le récit d’une banale scène romantique, en ressort dépourvue de toute émotion. Enfin au total, nous sommes très loin de l’univers d’Einstein, même si les évocations de la technologie peuvent, de loin, renvoyer à la science.
En revanche, quelques excellentes idées contrebalancent ces réserves. La possibilité prévue par Glass et Wilson d’entrer et sortir de la salle pendant la représentation est radicalisée : les spectateurs peuvent également circuler sur la scène et s’assoir où bon leur semble pendant toute la représentation. C’est évidemment parfaitement conforme à l’esprit originel et permet au spectateur de vivre l’œuvre de l’intérieur. Cela conduit à observer au plus près les solistes, le chœur et la violoniste et ce point de vue privilégié rend ce spectacle véritablement fascinant – même si ce n’est bien sûr pas la première fois qu’un tel dispositif est mis en place. En outre, les performances des danseurs, dont les chorégraphies sont signées Ixchel Mendoza Hernandez complètent efficacement la mise en scène, offrant moult transes, rites religieux ou danses évanescentes tout au long du spectacle. Les danseurs circulent parfois dans les gradins, contribuant à brouiller plus encore la séparation entre scène et spectateurs.
© Ingo Höhn
Côté musical en revanche, la soirée est une franche réussite. André de Ridder propose une version de trois heures et demie de l’œuvre qui frappe par sa belle maîtrise des contrastes. Jamais l’aspect répétitif ne verse dans une mécanique désincarnée : le chef imprime, tant pour ses musiciens qu’en direction du chœur, de belles nuances qui donnent l’impression d’une belle pulsation, vivante et travaillée de l’intérieur.
Les quatre solistes (Álfheiður Erla Guðmundsdóttir, Emily Dilewski, Sonja Koppelhuber et Nadia Catania) relèvent le défi avec talent et déploient là aussi, souvent, des voix qui se détachent de la répétition lancinante, notamment par un vibrato plus prononcé qu’à l’accoutumée. Le chœur Basler Madrigalisten, positionné sur scène, est également de très bonne facture, eu égard à la difficulté de l’exercice, tout comme l’Ensemble Phoenix Basel qui tient très solidement ces trois heures et demie durant sans fléchir. Mention spéciale à l’excellentissime violoniste, Diamanda Dramm, également positionnée sur scène, qui ponctue l’œuvre par de virtuoses interventions relevées par son indéniable et fascinant charisme.
De ce fait, quoi qu’on puisse penser de l’esthétique générale de la production, la force d’attraction et de fascination de cette proposition est indéniable, de par la force de l’univers créé et l’expérience hors norme vécue par le spectateur.