Turin serait-il devenu le nouvel Eldorado lyrique ? Alors que les maisons d’opéra françaises exsangues programment à la queue leu leu des « Petites Flûtes », des « Traviata revisitées », des « Carmen pour les nuls » et autres titres du grand répertoire sous assistance respiratoire, la capitale du Piémont achève en technicolor une saison 2024-25 déjà stimulée par la trilogie des Manon et la version pour ténor de Hamlet d’Ambroise Thomas.
Andrea Chénier est opéra propice à surenchère décorative, plus qu’à transposition et réinterprétation. Familier du chef d’œuvre de Giordano qu’il a mis en scène à la Bastille en 2009 de façon similaire, Giancarlo Del Monaco s’autorise pour seule entorse au livret d’adapter l’apparence des révolutionnaires, habillés en costumes contemporains à la différence du reste de la distribution – manière de rappeler que les luttes sociales et leurs conséquences tragiques sont intemporelles. L’abondance des décors a pour unique inconvénient le nombre d’entractes : trois d’une durée de 25 minutes chacun, pour un opéra qui au total n’excède pas les deux heures ! Les multiples personnages secondaires sont habilement dessinés, au détriment des protagonistes dont la gestuelle se conforme à la convention, sans plus de recherche théâtrale.
Si l’efficacité dramatique de l’ouvrage est une fois encore confirmée, ce n’est pas tant en raison de la mise en scène que de la direction musicale. Les forces chorales et instrumentales turinoises baignent dans leur liquide amniotique. Le traitement du texte en porte la trace, l’épanouissement sonore en prolonge l’impression. A la baguette, Andrea Battistoni imprime une tension perceptible d’un bout à l’autre de l’ouvrage – urgence maîtrisée qui soutient le chant sans l’écraser. La générosité mélodique ne sacrifie jamais à l’emphase et à la précision rythmique. Les contrastes sont nets mais non surlignés, les climats et scènes d’atmosphère justement brossés. Dans une œuvre où le lyrisme peut sombrer dans la grandiloquence, voilà une lecture qui maintient un équilibre salutaire entre passion et clarté.
© Mattia Gaido
Opéra pour ténor, à l’égal d’Otello de Verdi, Andrea Chénier existe d’abord par l’adéquation de l’interprète du rôle-titre à une écriture héroïque. Un air par acte, d’humeurs différentes mais à chaque fois d’une exigence supérieure. Angelo Villari cumule toutes les qualités requises par le poète révolutionnaire : puissance, franchise, sens du phrasé, solidité du médium, projection de l’aigu, engagement, souplesse nécessaire pour naviguer entre les ardeurs du vérisme et les subtilités de l’expression romantique. Toutes les qualités sauf une : l’endurance. Après trois actes étreints d’une voix d’airain, la dernière partie montre le ténor non à son désavantage dans la mesure où aucune concession n’est accordée à la partition, mais moins éloquent, comme à bout de ressources expressives – et Dieu sait combien « Come un bel dì di maggio » veut de sentiment et le duo final, « Vicino a te » de vaillance.
C’est alors que Vittoria Yeo s’impose, elle dont les faiblesses d’ordre dramatique, plus que vocal, avaient auparavant entravé l’accomplissement du personnage de Maddalena di Coigny. Sans jamais forcer, ni trahir la ligne musicale, la soprano donne enfin chair et souffle à une figure auparavant trop figée, y compris dans une « Mamma morta » irréprochable d’un point de vue technique mais privée d’émotion – ces zones de fragilité, de lumière, de noblesse intérieure avec lesquelles Maddalena doit composer dans cet air (trop) célèbre.
A Gérard, Aleksei Isaev offre la noblesse d’un baryton verdien qui n’a pas oublié combien l’ancien laquais doit aussi à Scarpia. La projection large, Le timbre sombre, parfois rugueux, et le phrasé toujours intelligible confèrent au rôle une autorité immédiate. Derrière cette prestance hiératique affleure une violence contenue, et c’est dans cette tension entre idéalisme et brutalité que Gérard prend toute sa dimension tragique.
Autour des trois protagonistes drapés dans leurs airs et duos de bravoure, gravite à bon escient le petit monde dépeint par Giordano dans des scènes pittoresques – la vieille Madelon notamment dont l’intervention, toujours efficace, est assumée par Manuela Custer avec panache vocal et force effets de poitrine.
Ainsi va Andrea Chénier, prophète en son pays si on en juge à la ferveur – et la longueur – des applaudissements après chaque numéro d’anthologie, si populaire de ce côté des Alpes que pas moins de neuf représentations avec deux distributions en alternance ont été programmées (avec Gregory Kunde en miroir d’Angelo Villari dans le rôle-titre). Las, la dernière de ces représentations – le 29 juin – a dû être annulée en raison d’un mouvement de grève. L’Eldorado – lyrique ou non – n’existe pas.