D’où Jeanne tire-t-elle l’influence qui a donné à la simple paysanne l’oreille du roi et en a fait la figure de proue d’une entreprise guerrière ? Pour son père, la solitude où elle se complaît lui permet de dissimuler l’origine de ce pouvoir mystérieux, et chacun sait que les forêts sont les lieux où se trament les alliances avec le démon. Aussi préfère-t-il la remettre aux Anglais que la laisser continuer à se damner. Il ne comprendra que trop tard que la solitude est pour Jeanne la condition de la méditation où les voix surnaturelles lui révèlent les desseins de Dieu pour elle. C’est parce qu’elle est convaincue d’avoir été choisie qu’elle s’est lancée dans cette aventure extraordinaire, malgré les autres voix qui la harcèlent pour la faire douter et renoncer. Mais elle reste une jeune fille : sa vie simple la comblait et la cour amoureuse du roi pourrait la faire vaciller. C’est que depuis qu’elle a entendu les Voix, sa vie est un entre-deux, entre la terre où elle a une mission, et le ciel où elle espère rejoindre les messagers.
L’entre-deux, c’est la notion qui nous semble caractériser l’œuvre entière, cette mal-aimée à laquelle Verdi a toujours porté une tendresse particulière. Entre-deux de la position de Carlo, qui veut renoncer au trône mais qui revient sur sa décision, qui déclare aimer Jeanne mais qui l’abandonnera aux Anglais. Entre-deux de la position de Giacomo qui en souffre mais va livrer sa fille à l’ennemi. Entre-deux du peuple, qui passe de l’enthousiasme à l’hostilité. Entre-deux pour Jeanne, sensible à l’amour du roi mais qui ne peut se dérober à l’appel céleste. Entre deux sentiments, entre deux convictions, entre la terre et le ciel, la musique noue les liens et tisse l’épopée, dans un mélange de grandeur et d’intimité. Le spectacle montrerait la première, mais la musique à elle seule peut créer le décor, tant elle est riche d’évocations, d’effluves pastoraux en marches guerrières, d’élévations mystiques en souvenirs nostalgiques, de défilés majestueux en indécisions tournoyantes.
L’orchestre, dirigé de main de maître par Roberto Rizzi Brignoli, se montre à son meilleur, depuis le prélude où s’installe cette ambigüité entre ciel et terre, entre croisade juste et menées diaboliques, suivie de valses-hésitations, de sauts, de ruades, d’accents tranchants comme des haches et définitifs comme le destin. D’une poigne dont l’énergie ne faiblit pas, il fait rendre aux musiciens tout le suc qui gorge ces pages dans leur nuancier de rythmes et de timbres qui couvre la gamme entière des émotions. Les chœurs ont ici la part belle, car outre les villageois, les soldats – d’abord français, puis anglais – et les femmes ils sont aussi, depuis la coulisse, les esprits célestes et les esprits sataniques. Dès leur première intervention, où des échos de Nabucco semblent s’attarder, leur engagement est au plus haut et ce n’est pas le moindre des plaisirs éprouvés lors de ce concert. Aux saluts, ils mêleront leurs applaudissements nourris à ceux que les spectateurs adresseront à leur chef Emmanuel Trenque.
Peu de choses à dire, sinon du bien, de Pierre-Emmanuel Roubet et Sergey Artamonov, respectivement Delil, un officier de Carlo VII, et Talbot, l’officier commandant les Anglais, dont les rôles sont trop brefs pour permettre d’apprécier plus que leur timbre, leur diction et leur projection.
Vif succès attendu et obtenu pour Juan Jesús Rodriguez, dont la voix sonore donne au personnage le poids de l’autorité paternelle. Peut-être pourrait-on sentir davantage une esquisse de débat intérieur, avant la démarche au camp des Anglais pour leur livrer Jeanne, à la manière de Renato Bruson, ce qui rend le revirement futur moins abrupt. Mais cette détermination bornée peut s’admettre, et son impact est indéniable, attirant applaudissements et bruyantes ovations.
Le personnage de Carlo VII est autrement complexe ; pour cet homme prolonger les malheurs de la guerre est une responsabilité qu’il voudrait ne plus assumer. Il va s’y résoudre pourtant, entraîné par une illuminée dont la foi le séduit au point qu’il voudrait qu’elle partage sa vie. Quand, accusée de sorcellerie, elle supportera sans mot dire les accusations, Carlo lui promet de l’aider. Et il n’en fera rien, ainsi qu’il le dira dans son air du troisième acte, où l’on peut déjà entendre un thème du futur Otello. Cette complexité du personnage, le grand Ramon Vargas la met sous nos yeux et la fait entrer dans nos oreilles, par un jeu de physionomie expressif et une voix ferme dont la maîtrise constante – le diminuendo de son air final – est un plaisir de tous les instants, musicalité chaudement ovationnée aux saluts.
Giovanna enfin doit avoir la fragilité de la jeune fille, la fermeté du chef de guerre, et le mélange de détermination et de doute dont son esprit est le théâtre. Elle doit aussi être sensible à l’appel amoureux mais assez réticente pour ne pas devenir complaisante. Bref, il faut une équilibriste ! Yolanda Auyanet se tire avec les honneurs de ce rôle à chausse-trape. Une plus grande douceur dans les aigus émis en force nous aurait comblé, mais l’homogénéité, la solidité, l’expressivité, la plasticité, sont autant de qualités qui concourent à faire de cette interprétation, exempte d’outrances et richement nuancée, une incarnation réussie elle aussi bruyamment et justement acclamée.