Le désir d’écrire Wozzeck est né, Berg l’a raconté, d’une représentation du drame de Büchner dont le personnage titre, dostoïevskien avant l’heure, incarne l’humanité d’un être humilié et offensé, humanité qui dépasse de loin l’anecdote : s’il tue la femme à laquelle il se vouait parce qu’elle a été infidèle, son histoire n’est pas une banale vengeance de cocu. Souffre-douleur de notables qui incarnent des institutions sociales oppressives, rudoyé et bafoué par plus fort que lui, malhabile à exprimer ses sentiments ou contraint de les taire, il est aussi l’homme qui se sent responsable de ceux qui dépendent de lui et qui s’interroge sur sa place dans le monde, cherchant anxieusement des réponses dans la nature ou dans les textes qu’on lui a appris à tenir pour sacrés. Ce destin, la composition musicale, d’une rigueur extrême, le fait vivre dans une tension implacable où l’enchaînement des formes crée un effet d’engrenage fatal. Ce que suscite la musique de Berg, c’est l’atmosphère des tragiques grecs, où les premiers mots amorcent d’une façon irréversible la course jusqu’à la mort.
Hélas, de ce destin dont Berg nous fait témoins, Guy Joosten nous fait seulement voyeurs. Fidèle à sa (sale) manie – il l’avait fait pour Le Freischütz – il modifie l’œuvre en faisant de l’enfant un nourrisson invisible dans son landau, ce qui rend impossible la scène finale voulue par Berg. Avec la complicité de Christof Hetzer, qui signe les costumes et le décor unique, il fait Wozzeck témoin de situations qu’il est censé ne découvrir que plus tard, expose complaisamment des scènes d’intimité sexuelle censées se dérouler à l’abri des regards et fait des autres personnages les spectateurs du meurtre de Marie. Le pessimisme fondamental de l’interrogation sur la solitude existentielle de l’homme dans ce monde disparaît sous les oripeaux décoratifs de l’exhibitionnisme sexuel polymorphe. Les personnages, dont la musique traduit la diversité et la fragilité foncière – même chez les « bourreaux » – se voient ramenés à des caricatures privées de nuances.
Dans ce contexte la direction de Lawrence Foster, avec ses contrastes sonores, tire plus vers l’expressionnisme que vers la marche à la fatalité. Néanmoins elle met en relief toutes les couleurs et les hardiesses de la partition sans en négliger les subtilités. Le chef retrouve avec la phalange marseillaise l’entente qui avait concouru à la réussite de la Salammbôde Reyer, et les musiciens, stimulés pour la plupart par la découverte de l’œuvre, mettent du coeur à mener à bien sa difficile exécution.
Le plateau dans son ensemble est au diapason de cet engagement, et les chanteurs s’investissent généreusement dans le spectacle. Dans le rôle titre Andreas Schneiber est globalement convaincant même si on aimerait que le personnage mal adapté au jeu des conventions sociales paraisse plus décalé. Noëmi Nadelmann, en Marie, joue les garces avec abnégation, et quelques tensions dans l’aigu semblent aller de soi étant donné tout ce qu’elle est censée subir. Gilles Ragon et Frode Olsen campent eux aussi avec conviction des personnages outranciers ; la performance théâtrale se double d’une performance vocale indiscutable pour le premier, la voix du second accusant quelque fatigue, comme du reste celle de Cécile Galois, la commère Margret. En revanche Thorsten Büttner et Hugh Smith, respectivement Andrès et le tambour-major, affichent une santé indiscutable, le deuxième ayant fort heureusement le physique de l’emploi. Les ouvriers (Till Fechner et Francis Dudziak) et l’idiot (Stuart Patterson) font preuve d’une belle présence, les premiers en se pliant à des jeux de scène parfois scabreux, le dernier déguisé en ange de la mort ( ?).
Le public de la première, attentif et concentré, a salué avec chaleur tous les participants au spectacle. Faut-il vraiment donner un blanc-seing aux manipulateurs ?