Les Incrédules fait partie du projet expérimental Nancy Opéra Xperience, le laboratoire de création lyrique de l’Opéra national de Nancy-Lorraine, consacré à l’exploration de formes inédites, aux frontières de l’art lyrique notamment. L’œuvre, présentée en création mondiale dans le très bel opéra de Nancy avant d’être proposée à Avignon, constitue la troisième mouture du dispositif. Il s’agit donc de NOX #3 et le directeur de l’OnL, Matthieu Dussouillez, a invité Samuel Achache, couronné par le Molière du spectacle musical pour le Crocodile trompeur/Didon et Énée, à s’emparer pour l’occasion du thème du miracle avec sa compagnie de théâtre et de musique La Sourde.
À l’origine de l’opéra-théâtre qui en résulte, ce sont des interviews avec des Nancéiens de tous horizons (jusqu’à Naples, où l’on en connaît un rayon dans le domaine du miracle) : il s’agissait de recueillir des témoignages d’événements qui constituaient des miracles pour les personnes interrogées, aboutissant à des centaines d’heures d’enregistrements. La fiction qui en découle est édifiante, car elle se veut un thermomètre de notre relation à la croyance. L’idée de dédoubler les personnages (un comédien et un chanteur) permet de créer des allers-retours entre réalité et fiction, entre croyance et vécu ou encore entre mémoire et ressenti. Pour peu qu’on se laisse prendre au jeu, l’expérience est passionnante et excitante, tout au long de ces quelque deux heures de spectacle.

Une jeune femme apprend par téléphone que sa mère vient de se noyer et la voit apparaître dans sa chambre, toute jeune. Le retour de cette mère qui règle ses comptes avec sa fille tient davantage du mirage ou de l’irruption du refoulé que du miracle pur, mais c’est précisément ce qui rend la chose passionnante dans son déroulé. Le spectacle faiblit un peu dans la dernière partie, parce que le rythme change à un moment où l’on s’attend à une résolution, alors qu’autre chose vient prendre le relai, pour une durée indéterminée. On passe sans transition à un autre type de miracle : un prêtre remarque que les murs de son église suintent et voit dans les coulures le visage du Christ, ce qu’il raconte à son évêque référent, peu enclin à vouloir entériner cette vision (et pourtant le dispositif permet de reconnaître facilement le motif du Suaire de Turin). On le sait, l’Église s’est souvent méfiée des miracles et encore plus des croyances populaires. Avec beaucoup d’humour (notamment pour les jeux de mots autour de suinter, suer et suaire, très bien vus) et un ton grinçant, notamment pour la scène finale, avec un accouchement sur scène – et donc dans une église – peu banal, où l’on retrouve le lien avec l’idée de départ, puisque c’est la mère qui accouche (ou pas). L’œuvre aurait pu être encore plus convaincante si le tout avait été encore plus étroitement tissé. Car il est beaucoup question de tissage, notamment par l’intervention d’un accessoire qui dérange la fille, un tapis qu’elle n’avait pas commandé, mais qui se révèle très signifiant. Pour Samuel Achache, « ce tapis sur lequel nous marchons, c’est le monde dont le trou ne sera jamais reprisé ». Sur scène, la porosité avec la fosse est permanente : quelques musiciens de l’orchestre jouent avec les artistes de la troupe, violon et violoncelle se mêlant au saxo, à la guitare, au bandonéon, aux percussions et surtout à une étrange création, le miraclophone, un instrument sur roulettes qui tient autant du métier à tisser de haute lice que de la souricière ou du pendule (entre Foucault, métronome et cartel, on ne sait pas trop), sans compter que l’aspect général n’est pas sans évoquer la guillotine. On l’aura compris, il y a du grain à moudre ou plutôt du fil à retordre dans ce spectacle.

Musique, théâtre et opéra s’entrelacent dans un Gesamtkunstwerk où il manque cependant la danse et le cinéma. Quoique, le cinéma est sous-jacent et jamais bien loin : on pense à Miracle à Milan et à nombre de films des années 1950, au Tambour pour le refus de venir au monde, aux Diables et autres films liés à Loudun, aux Revenants, à la Forme de l’eau, etc. Le théâtre de Romeo Castellucci et son Sur le concept du visage du fils de Dieu ne sont pas bien loin non plus. C’est un peu comme si une IA avait sélectionné les informations et les avait intelligemment assemblées, mais le travail d’une bande d’humains est bel et bien tangible, fort heureusement ; on est tout à fait dans l’air du temps.
Œuvre chorale, Les Incrédules doit beaucoup à l’une des comédiennes principales, Sarah Le Picard, qui a participé au livret et interprète la mère (avec de faux airs d’Anny Duperey) ainsi que l’évêque (une femme dans le rôle d’un évêque, il y a bien là de quoi être incrédule !). La jeune femme est parfaite en mère qui découvre qu’elle n’est plus de ce monde, totalement investie. Sa voix parlée se marie harmonieusement avec celle de la mezzo Majdouline Zerari, timbre ambré délicatement velouté, qui réussit à imiter un certain nombre de bruits suscités par les instruments et situations avec la plus grande facilité apparente (y compris les affres des contractions). Malheureusement, les chanteurs sont sonorisés, ce qui n’était, à notre goût, absolument pas nécessaire. En écho, la fille interprétée par Margot Alexandre tient la dragée haute à sa mère. Là encore, on note une belle complicité entre la comédienne et son double chanté par la soprano Jeanne Mendoche. La voix souple, cristalline et idéalement mélodieuse fait merveille. Pour compléter le trio vocal, le baryton René Ramos Premier offre un timbre chaleureux, enveloppant et séduisant.
La musique créée par Florent Hubert et Antonin-Tri Hoang s’appuie, selon leurs dires, sur la langue quotidienne et ses dynamiques, hésitations, bégaiements et limpidité incluses. Leurs recherches musicales interprétées sur le plateau sont également soutenues par les 52 musiciens de l’Orchestre de l’Opéra national de Nancy-Lorraine dirigés avec conviction et énergie par Nicolas Chesneau.