Des deux maux qui guettent l’amateur de spectacle vivant face à certaines mises en scène, quel est le moindre ? S’agacer – Moïse et Pharaon la veille – ou s’ennuyer – Idomeneo trempé dans la sauce Miso par Satoshi Miyagi qui fait à Aix-en-Provence ses premiers pas dans le monde du théâtre lyrique ?
Sous prétexte que la Guerre de Troie, vieille de 2500 ans, est trop éloignée de notre actualité, l’opéra de Mozart est transposé au Japon dont « la situation en 1945 ressemblait étrangement à celle décrite dans l’œuvre ». Nonobstant le nombre d’années, le public occidental du 21e siècle est-il davantage concerné ? Les mises en scène qui obligent à la lecture de la note d’intention pour être comprises devraient être proscrites. Mais telle n’est pas la question.
Plus qu’une discutable transposition, le sujet d’interrogation reste la façon dont sont traduits sur la scène de l’Archevêché les enjeux politiques et humains d’Idomeneo. Posés sur des colonnes, contraints à l’immobilité au risque de chuter trois mètres plus bas, héroïnes et héros deviennent les étranges pions d’une partie d’échec qui n’aura pas lieu. Du néant scénique, surviennent au hasard des jeux d’ombre et de lumière quelques images poétiques. Sinon, rien – sauf à ce que le vide dramatique soit manière déguisée de confier à la musique les rênes du théâtre.
© Jean-Louis Fernandez
Et peut-il en être autrement lorsque Raphaël Pichon dans une version resserrée de l’œuvre – un compromis entre 1781 et 1786 – propose un Mozart sans aucun de ces à-coups supposés vitaminer la partition mais avec élégance et vitalité, voire tendresse dès que le drame desserre son étreinte et que les cœurs s’épanchent. Lorsque l’interprétation sur instruments anciens n’est pas synonyme d’aigreur mais de vérité. Lorsque le chœur, favorisé comme rarement dans un opéra seria, sculpte le son à même le marbre de l’harmonie. Lorsqu’un quatuor de solistes en état de grâce transmute le chant en parole divine. Tous à pied d’égalité sur des cimes que l’on pensait impossible d’atteindre – et le fait de ne pas avoir à se préoccuper de mouvement aide peut-être à cette forme d’excellence.
Lorsqu’Anna Bonitatibus propose un Idamante de velours dont le contrôle de la ligne ne s’exerce pas à l’encontre de l’expression. Lorsque Sabine Devieilhe accroche aux ailes des anges sur un fil infini des notes de cristal. Lorsque Nicole Cavalier, fidèle à la promesse de son Elettra salzbourgeoise, concilie la mélancolie de « Idol mio » et la rage écumante de « Oh smania ! Oh furie » en un soprano possédé dont la largeur n’entrave ni la pureté, ni la nuance. Lorsque le chant retrouvé de Michael Spyres, sans se préoccuper d’exploit, s’ajuste exactement à ses intentions – Idomeneo majestueux qui enfle et diminue le son à sa guise avant de dévaler les vocalises de « Fuor del mar » tel le skieur olympique une piste noire, d’ajouter des variations inédites à un air déjà périlleux et dans une cadence cathartique ponctuée d’interminables silences de suspendre à ses lèvres un public hypnotisé. Lorsque finalement, des seconds rôles moins inoubliables et les questions posées par l’approche scénique deviennent secondaires et que seule importe la force d’une émotion dont le souvenir perdurera.