Par un curieux hasard de programmation, trois théâtres lyriques français affichent en ce début d’année Idomeneo, opéra de Mozart trop peu souvent représenté pour que la coïncidence ne soit relevée : Montpellier, Lyon, et Lille qu’une somme d’avantages indiscutables semble placer en pole position d’une inutile guerre de Crète. Ouvrage complexe, œdipien et prophétique en ce que maints détails annoncent les chefs d’œuvre à venir, Idomeneo ferait peur aux metteurs en scène, explique Jean-Yves Ruf dans une note d’intention qu’il faut prendre le temps de lire, non pour comprendre les partis-pris d’une approche que de prime abord on pourrait trouver simple, mais pour prendre la mesure du travail réalisé. L’épure à laquelle parvient le metteur en scène n’est pas fruit du hasard, ou pire d’une absence d’idée ; elle procède d’une réflexion profonde sur une œuvre « dont la forme semble se chercher tout le temps ». Pour ne pas entraver ce mouvement permanent, le dispositif scénique se limite à un plateau circulaire. Quelques branches mortes et un rideau de chaînes, d’abord prison puis tempête par un spectaculaire effet de lumières, en masquent dans la première partie l’absolue nudité. Un arbre aux feuilles écarlates l’habille en son centre dans un second temps. Représentation symbolique du « désir d’élévation » caractéristique de plusieurs opéras de Mozart, La Flûte enchantée en tête ? Peut-être. Pour le moins, manifestation évidente d’une volonté esthétique qu’affirme aussi l’échelle chromatique utilisée. Du noir au blanc en passant par le brun et le le rouge sang, les couleurs choisies sont explicites. Elles participent à la lisibilité de l’intrigue, tout comme la gestuelle, volontairement naturelle. Rien ne contredit le livret donc ; rien n’entrave le mouvement, on l’a dit ; et rien n’empêche l’épanchement de la musique. La fluidité semble caractériser un discours que Le Concert d’Astrée, chœur et orchestre, ont fait leur, à quelques broutilles près. Emmanuelle Haïm caresse la partition plus qu’elle ne l’étreint. Pas d’à-coups, de ruptures, de contrastes, de vertiges mais une rigueur, un respect, une mesure toute classique, un refus d’expansion y compris dans la large déploration du « Oh voto tremendo », déjà si proche du Requiem.
Patrizia Ciofi (Elettra) © Opéra de Lille
Robinet d’eau tiède ? Ce serait le risque d’une telle approche scénique et musicale si le chant ne venait sans cesse stimuler l’écoute et ce, dès le début, sans même attendre l’entrée cinglante de Patrizia Ciofi dont on pressentait à raison l’Elettra mémorable. Et de fait, les égarements de la fille d’Agamemnon trouvent en cette voix endolorie leur juste expression. La chair du timbre dit les souffrances de celle qui aime sans retour. Le medium désormais plus solide résout les problèmes que peut poser l’écriture, centrale et obsessionnelle, de « Tutte nel cor vi sento ». La technique accomplie donne aux vocalises de « Idol mio » l’illusion d’un fragile bonheur. « D’Oreste , d’Aiace » expose l’ensemble de ces qualités en une scène d’une intensité tragique exceptionnelle. Mais auparavant, le soprano lumineux de Rosa Feola aura fait aussi forte impression, pure de timbre de ligne et d’émission, sans que cette pureté ne soit froideur ou fadeur. Au contraire, une flamme latente éclaire l’eau limpide d’un chant égal sur la longueur. Cette jeune artiste italienne, primée au Concours Placido Domingo en 2010 fait ici ses premiers pas en France. Gageons que ce ne seront pas les derniers.
Déjà Idomeneo à Toronto en 2008, Krešimir Špicer a fait définitivement sien un rôle qu’il habite dans toutes ses contradictions : humble et orgueilleux, fort et fragile, pitoyable et héroïque, flexible et inflexible. Un habile usage des registres de tête et de poitrine aide le ténor à passer sans transition ou presque, d’un état à l’autre. Le dosage du volume peaufine cette interprétation cyclothymique. L’agilité est suffisante sans être étourdissante. Plus que la virtuosité, c’est par la noblesse du métal et par le soin porté à chaque mot, récitatifs compris, que ce roi est grand. Le choix d’un mezzo-soprano en Idamante favorise l’équilibre des tessitures. Agile, d’une clarté juvénile, sonore mais sans grande ampleur, le mezzo-soprano délicat de Rachel Frenkel est touchant de fragilité. Emiliano Gonzalez-Toro en Gran Sacerdote et surtout, Edgaras Montvidas, ténor lituanien à la voix affirmée dont il n’est pas certain que le chant accidenté d’Arbace soit le meilleur faire-valoir, achèvent de tirer vers le haut une production que l’on peut applaudir jusqu’au 6 février.