Il n’en existe pas tant que cela, des vedettes qui parviennent à remplir avec leur seul nom les Arènes de Vérone. Jonas Kaufmann en fait incontestablement partie. La seule annonce d’un gala inédit dont il serait la star, sans même que soit connu le programme, a suffi à remplir l’amphithéâtre. Cela fait plusieurs années que le ténor allemand triomphe dans les célèbres arènes, auxquelles il est attaché depuis son adolescence : on le sait grand amoureux de l’Italie. C’est avec ferveur que le public attend patiemment l’arrivée de « Jonas Kaufmann in Opera », qui fait son apparition, apparemment très décontracté, pantalon et chemise noirs, veste blanche entrouverte et un peu trop étroite, rasé de frais, cheveux disciplinés. On l’a déjà connu plus élégant. Qu’à cela ne tienne, le public est conquis et la magie opère immédiatement dans la première partie entièrement consacrée à Wagner. En forme, le ténor nous enchante avec une interprétation de Walther von Stolzing à la fois sûre et délicate. Mais l’air dure moins de cinq minutes. « Im fernem Land » fait près du double, mais c’est tout de même bien peu. Qu’importe. Jonas Kaufmann habite le rôle et nous murmure avec une délicatesse ineffable la confession du héros avec une force de projection éblouissante, incroyable oxymore, dans une pureté cristalline que rien ne vient troubler et qu’on imagine audible dans l’ensemble des Arènes. L’auditoire est sous le charme, mais c’est déjà la pause… Mené avec élégance et panache par Jochen Rieder, vieux complice de la star, totalement à son écoute et à son diapason, l’orchestre de Vérone est parfaitement à l’aise dans le répertoire allemand. Ah ! Nous avons failli oublier d’évoquer Marina Rebeka, partenaire du ténor superstar. Il est vrai que son portrait ne figure pas sur les affiches du spectacle et que son nom n’est même pas mentionné. Et pourtant, ravissante dans sa robe de mousseline blanche aux amples manches qui magnifient le moindre de ses gestes, délicieuse tant dans ses mimiques que ses gestes de désespoir, la soprano excelle en caractérisation tout comme dans la beauté du chant, rond, ample, impeccablement projeté.

La deuxième partie est placée sous le signe de Puccini. Du binôme formé par les chanteurs, c’est Marina Rebeka qui tire son épingle du jeu, héritant des rôles les plus éclatants et spectaculaires. Superbe Cio-Cio San, toute de noblesse dans sa naïveté de jeune fille d’où émane une dignité majestueuse, la jeune femme tient la dragée haute à son Pinkerton en veste rouge sang dont la séduction, un peu trop arrogante, manque peut-être un chouia de profondeur. La diva est encore plus impressionnante en Manon, qui mène, comme il se doit, avec panache et force son Des Grieux par le bout du nez. L’amoureux exalté reste cependant quelque peu en retrait devant l’abattage de la belle tentatrice. N’empêche que l’« Addio fiorito asil » de Pinkerton avait été sublime, quoique toujours aussi bref. Voilà, le récital est déjà terminé… On reste perplexe devant ce programme qui met bien peu en valeur le ténor idolâtré dont le public attend des étincelles.

Mais c’était sans compter sur d’éventuels rappels… De fait, dans la nuit véronaise, c’est maintenant que commence le feu d’artifice car le chanteur va nous propulser dans les étoiles. C’est près de trois quarts d’heure de bonus qui nous sont offerts et cette fois-ci, Jonas Kaufmann se réserve les plus beaux rôles. Toujours en compagnie des héros pucciniens, on commence par Cavaradossi qui hésite entre deux beautés dissemblables, tout en se déclarant fou d’amour pour Tosca. On se doute de ce qui va suivre : « E lucevan le stelle », bien sûr, sous le ciel constellé de Vérone (euh non, pas vraiment, seules quelques étoiles et les lueurs des avions sont visibles). Mais on est spécialiste des éclairages dans les Arènes et c’est une véritable couronne étoilée saupoudrant les gradins qui sublime la supplique en tous points déchirante du condamné aux mains tremblantes, l’un des moments les plus magiques de la soirée. Avant cela, Marina Rebeka nous a gratifiés d’un superbe « Vissi d’arte » poignant à force de beauté dans le legato et de longueur dans le souffle. Après Tosca et un extrait de la Fanciulla del West où le ténor déploie des trésors de musicalité et de puissance quasi féline, on continue avec une Bohème enchanteresse. La soprano lettone, dans sa robe pailletée idoine, use de toute sa légèreté dans les aigus et de son charme culminant dans des notes élevées voluptueuses et sensuelles, ensorcelante Musette, avant que le couple de chanteurs ne minaude dans la fin du duo d’amour de Mimi et Rodolfo, en apesanteur, avec avantage sonore pour la belle soprano. C’est Jonas Kaufmann toutefois qui conclut, avec un prévisible « Nessun dorma » dont on se doute bien qu’il va faire se liquéfier l’amphithéâtre. À cela près que le dernier « vincerò » ne dure qu’un court instant, ponctué par un geste désinvolte du ténor, tout sourire, ce qui attendrit le public mais apparemment pas mon voisin, dont les « Nein ! » continus dominent les applaudissements nourris. Le voisin se penche en avant pour murmurer quelque chose à un compagnon qui répond distinctement, en allemand : « Mais il n’y a que lui qui puisse faire ça ! ». On ne saura jamais ce que le beau Jonas est le seul à savoir faire, mais l’enthousiasme est à son comble. C’est le moment idéal pour terminer en beauté avec l’indémodable Nel Blu dipinto di blu. Mon voisin continue ses « Nein » avec force, mais le reste du public chante « Volare » en chœur. Comment résister ? Jonas Kaufmann peut revenir l’année prochaine en solo, c’est une valeur sûre, les Arènes seront à nouveau pleines, on en prend le pari. Ah, au fait, Marina Rebeka est la seule à avoir reçu un immense bouquet. En revanche, pas sûr que les auditeurs se souviennent de son nom, mais de sa performance, très certainement. Merveilleux faire-valoir, elle n’en est pas moins une authentique diva, tout là-haut dans les étoiles. Ce serait quand même la moindre des choses de mettre son nom sur l’affiche.