Pour cette nouvelle production d’un des chefs-d’œuvre incontestables du XXe siècle, le Festival de Salzbourg a réuni une somme impressionnante d’atouts. Le premier est une silhouette élancée qui s’avance parmi les rangs des Wiener Staatsoper. Mariss Jansons retrouve une œuvre sur laquelle il a très largement apposé son sceau ces dernières décennies, notamment depuis la création triomphale en 2006 à Amsterdam de la production de Martin Kusej (vue à Paris en 2009). Si quelques tempos particulièrement alanguis dans les scènes intimes manquent un chouïa de soutien, on rendra les armes sur tout le reste. Les pastiches, les moqueries, le scabreux comme le pornographique, le grotesque comme l’effrayant, le doux, le cinglant, le romantique dégoulinant… L’orchestre est un vrai caméléon capable de changement de couleur, de volume et de rythme à vue.
La distribution promettait Nina Stemme en tête d’affiche. Hélas, après deux premières représentations triomphales, la suédoise a dû jeter l’éponge, victime d’un mauvais virus (qui semble-t-il n’a pas épargné l’auteur de ces lignes). Formée au Mariinski, Evgenia Muraveva (interprète initiale d’Aksenya) la remplace au pied levé. L’incarnation troublante et musclée de sa Katarina lui promettent d’hors et déjà un très bel avenir (comme à d’autres remplaçants de vedettes par le passé). Sur scène, la soprano gracile se glisse sans mal dans une direction d’acteur digne d’un théâtre à tel point que les premiers tableaux pourraient ressembler à une représentation d’Une Maison de Poupée. Andreas Kriegenburg ne lâche en effet jamais la thématique de la détresse sexuelle et de la femme en lutte contre l’ordre masculin. Vocalement, la Russe brille surtout par la fraicheur et l’aisance de son registre aigu particulièrement sollicité dans les premiers tableaux, ceux de l’hystérisation sexuelle de son personnage. Il lui manque encore quelques capitons, ceux de voix plus dramatiques, pour épouser la sensualité démesurée qui prend possession de son personnage sitôt la fornication avec Sergei accomplie. Un « Serjoscha » qui trouve son interprète idéal en Brandon Jovanovitch. Carrure et port de lutteur, l’Américain dispose aussi d’un volume considérable pour composer un arriviste bravache et enjôleur. Ce qui n’est pas contradictoire avec de belles nuances et même des demi-teintes. On croirait presque le personnage quand il dit être sensible, à l’inverse des autres mâles alpha qui l’entourent ! Les Ismailow sont bien servis par Maxim Paster ténor de caractère qui compose un Sinowi acidulé (et éméché) et le Boris marmoréen de la basse russe Dmitry Ulyanov. Les seconds rôles sont tous de premières classes dans cette distribution quasi exclusivement slave, au premier rang desquels le Pope alcoolique de Stanislav Trofimov. Les Chœurs du Wiener Staatsoper délivrent une prestation irréprochable.
© Salzburger Festspiele / Thomas Aurin
Andreas Kriegenburg fait le choix de la cruauté. Son décors est aussi réaliste qu’il est déprimant : une usine en béton gris délabrée, qui se transformera sans mal en prison au dernier tableau. Deux boites coulissantes s’extraient de ces murs et viennent composer deux prosceniums. A jardin, on retrouve la « bulle » d’ennui bourgeois de Katia, meublée comme presque toutes les chambres d’hôtel design actuel ; de l’autre, les lieux du pouvoir masculin (bureau de son mari, commissariat). De solides jalons pour déployer une direction d’acteur millimétrée qui travaillent sur les corps, leur attraction et leur répulsion. Une mise en scène qui ne stylise ni la violence ni le sexe et les représente crûment, comme la musique ne laisse pas aucun doute sur ce qui se trame. Seule la manie de vouloir systématiquement mettre en scène les interludes (Katarina qui fantasme des étreintes etc.) agace tant elle est redondante du travail réalisé pendant les scènes. Enfin, Andreas Kriegenburg opère une transposition temporelle discrète mais néanmoins judicieuse : la Russie tsarine devient Russie post-soviétique. Or, si Chostakovitch se moquait des apparatchiks du régime, sa musique et son texte mordent avec d’autant plus d’ironie ces nouveaux barons et leurs mercenaires, cette police discrétionnaire, cette société hétéro-normée, peuplée de machos aussi idiots qu’ils sont violents. De l’URSS à la Russie actuelle, les époques bafouillent à travers l’œuvre du compositeur et l’on ne peut s’empêcher de penser à la réflexion de Karl Marx à propos de Hegel sur l’Histoire : « les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois (…) : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce. »