Dans un livre récent* sur le déclin du cinéma français, Éric Neuhoff déplore la disparition des seconds rôles, les Poulidor de la pellicule, ces silhouettes, ces visages, ces voix devenus familiers dont l’apparition de film en film était gage de qualité. Voilà un sujet de préoccupation étranger au spectateur de cette nouvelle production bordelaise des Contes d’Hoffmann. Une fois n’est pas coutume, rendons d’abord hommage aux deutéragonistes, à ces chanteurs qui en quelques répliques, dans un français évident, propulsent leur personnage, pourtant secondaire, sur le devant de la scène, puis avec une humilité non dénuée de grandeur, retournent dans l’ombre poursuivre leur indispensable office : Éric Huchet (Nathanael, Schlemil), Christophe Mortague (Spalanzani), Clément Godart (Hermann, Wilhem, un capitaine), Jérôme Varnier (Luther, Crespel), annoncé pourtant souffrant, ou encore Marc Mauillon (Andrès, Cochenille, Frantz, Pitichinaccio), dont chacun des valets accroche l’oreille et le regard. Tous représentatifs d’une forme d’excellence ; tous opportuns, réjouissants, indiscutables.
Marc Mauillon © E. Bouloumié
Mettre en avant les seconds rôles n’est pas manière censément élégante de passer sous silence les insuffisances des premiers. Aucun ne démérite au sein d’une distribution dont l’équilibre est un autre des atouts. Catapulté tête d’affiche à la suite de l’annulation d’Eric Cutler, Adam Smith fait figure de révélation. Le rôle d’Hoffmann est éreintant. On ressent dans l’épilogue une légitime fatigue. Mais que de promesses chez ce jeune ténor, s’il sait ne pas dissiper son potentiel. La prononciation, à laquelle nous, Français, sommes si attachés dès qu’il s’agit d’opéra dans notre langue, est soignée, l’émission naturelle, la voix idéalement timbrée pour que le poète se démarque des autres ténors sans forcer le trait. Le mezzo-soprano d’Aude Extrémo joue de son ambiguïté et de son opulence pour composer un Nicklausse plus protecteur et une Muse plus maternelle qu’à l’accoutumé. Dans ces conditions, ajouter à sa panoplie la Mère d’Antonia tombait sous le sens ; la proposition est alors saisissante. Nicolas Cavallier confirme la liberté conquise au fil des ans dans les notes les plus hautes de sa tessiture. Les quatre diables ne sont pas coulés dans le même bronze. Mieux que Lindorf ou Coppelius, Miracle inquiète même si la stature vocale de celui qui est désormais plus baryton-basse que basse-baryton, rappelle qu’à l’origine Les Contes d’Hoffmann fut conçu et créé Salle Favart. Jessica Pratt, enfin, tente de résoudre l’équation des trois rôles féminins – le quatrième étant muet. Si longue soit la voix, si douée soit l’artiste, capable par la seule expression du corps et du visage de donner à comprendre la personnalité des trois héroïnes, force est d’admettre que le défi relève de l’impossible. Aucun soprano ne saurait être suffisamment assoluto pour répondre aux impératifs successivement coloratures, lyriques puis dramatiques des trois actes. Moralité : Antonia s’impose, émouvante face à Olympia, non exempte de duretés, et à Giulietta souvent inconfortable.
En cause aussi la partition choisie, éditée par Michael Kaye et Jean-Christophe Keck. Il n’est pas certain que la plus légitime des versions d’un point de vue musicologique soit scéniquement la plus convaincante. L’acte de Venise, le moins achevé à la mort d’Offenbach, fait l’effet d’un patchwork musical incohérent où Giulietta doit faire le grand écart entre vocalises étourdissantes et notes trop profondes pour une tessiture de soprano. L’intrigue devient difficile à suivre, brouillée par la mise en scène de Vincent Huguet, qui se pique alors de fantaisie. Une injection de Botox se substitue au diamant scintillant et Schlemil n’est pas assassiné par Hoffmann mais par Dapertutto. Auparavant, un concours de beauté s’emploie à détraquer la mécanique de l’acte d’Olympia. La poupée n’est plus un automate mais une adolescente boulimique et capricieuse, avec les inévitables décalages entre images et paroles qui découlent du parti pris. A quoi bon ces inutiles coups de canif dans le classicisme d’une approche articulée autour de la réplique de l’escalier du Grand Théâtre de Bordeaux, sans que la mise en abyme soit réellement explorée.
« Il se passe toujours quelque chose avec Les Contes d’Hoffmann » prévient Marc Minkowski en annonçant l’indisposition de Jérôme Varnier avant le lever de rideau. L’œuvre, prétendument maudite, scellerait-elle la réconciliation entre le maestro et les musiciens de l’ONBA ? Guidés par une direction inspirée, dont on connaît les affinités électives avec la musique d’Offenbach, chœur et orchestre attestent du rôle joué aujourd’hui par l’Opéra national de Bordeaux au sein du paysage lyrique français. Non le premier mais un des seconds dont Eric Neuhoff regrette la disparition. Au cinéma, pas à l’opéra.
*(Très) cher cinéma français (Albin Michel 2019)