« On se défera difficilement du Ring de Chéreau » dit-on depuis quelques décennies. Dès lors qu’un Ring se conçoit sous l’angle historique et social, l’ombre portée de la désormais classique « production du millénaire » se rappelle en effet au public. Mais toute monumentale qu’elle est, elle demeure inscrite dans son époque. Quelque 30 ans plus tard, les choses ne sont plus tout à fait les mêmes, tant du point de vue de l’idéologie, que de celui de la musique. En confiant au metteur en scène Dieter Dorn et au chef d’orchestre Ingo Metzmacher la création d’une nouvelle Tétralogie, l’Opéra de Genève se donne les moyens d’un Ring mémorable : les deux maîtres d’ouvrages s’inscrivent dans une fascinante continuité avec le couple Chéreau / Boulez.
Boulez, parce que Ingo Metzmacher poursuit la recherche d’un Wagner « chambriste », soit débarrassé des habitudes tonitruantes inhérentes à son exécution. Si l’on souhaiterait quelques contrastes plus marqués ici et là, on gagne en revanche une transparence des pupitres et du propos musical rarement entendue. En permettant aux chanteurs de ne jamais avoir à pousser la voix, le chef offre la possibilité de nuances nouvelles : la partition du maître de Bayreuth se livre dans toute sa subtilité, et il est bien des moments que l’on se prend à redécouvrir. Tom Fox en Wotan sait faire preuve d’une superbe autorité vocale lorsque cela s’impose, mais le reste du temps, il sait aussi être un maître des Dieux tout en nuances. Chez les Dieux toujours, Thomas Oliemans en Donner nous donne un « Heda ! Heda ! Hedo ! » heureux, mais qui épargne la trop commune démonstration vocale en force, quand la projection remarquable et la richesse du timbre d’Elena Zhidkova en Fricka nous font espérer la retrouver dans Die Walküre. John Lundgren en Alberich trouve une palette d’intentions qui en fait non seulement un noir esprit mais aussi un nain lubrique et joueur, le tout en offrant toujours une vocalité riche et idiomatique pour le rôle. Les deux géants (Alfred Reiter et Steven Humes) surprennent par la clarté de leur timbre. Au vu de l’orientation prise dans le travail musical, cette perspective se justifie, on l’aura compris, pleinement. Enfin, Corby Welch est un Loge idéal, aussi bien scéniquement que musicalement, avec ce timbre qui sait n’être pas trop « beau », tout en affichant une aisance absolue dans ce rôle où il semble absolument libre et où chaque son est chargé d’intention.
Quant à la filiation avec Chéreau, on l’aura compris, elle se réalise dans la lecture de Dieter Dorn, qui envisage le prélude du Ring sous son aspect social ; on retrouve à ce titre quelques propositions connues : les Niebelungen en tant que prolétaires exploités par l’anneau, ou les Filles du Rhin qui ressemblent à des filles de joie. Toutefois, ce qui distingue cette lecture des modèles antérieurs, c’est qu’elle ne se cantonne pas à cette dimension mais parvient à intégrer autant les aspects politiques que métaphysiques et esthétiques, en une conception qui rejoint nos réflexions contemporaines. Ainsi les dieux jouent-ils de leur supériorité sociale, certes, mais ils sont aussi bel et bien des dieux, qui empruntent leur apparence aux sources de l’humanité, en une une synthèse d’imaginaires occidental et oriental. La beauté de leur apparition, masqués, sur un plateau dépouillé où Fricka récolte une pluie de pétales de roses, empêche radicalement toute lecture à thèse. Surtout, les fondamentaux du drame sont réinvestis : Dorn parvient en effet à redonner à chaque instant du Rheingold son enjeu propre et à construire des personnages dont les évolutions sont d’une finesse inégalée. Là où beaucoup privilégient l’action générale, les enjeux globaux, au détriment de toutes les micro-actions de l’œuvre, on assiste ici à une dramatisation de tous les instants, où chaque intervention modifie le rapport entre les protagonistes, où chaque réplique est prise au sérieux, exploitée, travaillée pour nourrir le drame. En témoigne le Niebelheim, qui sourd des tréfonds de la scène, et où les transformations d’Alberich sont réalisées par d’envoûtants jeux de miroir, en une sorte de prestidigitation mise en abyme. En témoigne aussi le personnage de Loge, idéalement construit dans une nonchalance assurée, moins malicieux mais plus intelligent, et d’une laideur bien plus humaine et donc, bien plus efficace. La conséquence en est que l’action théâtrale gagne des tensions, des évolutions, des enjeux jusqu’alors insoupçonnés.
La valeur de L’Or du Rhin dépend de ce que l’on fera, dans les épisodes suivants, des pistes esquissées. On attend de voir si ces promesses se réaliseront dans la suite de ce nouveau Ring genevois, qui sera donné en intégralité en mai 2014.