On ne demande pas à un cheval de pondre un œuf, dit un proverbe québécois. Le dicton plein de bon sens, importé d’un pays voulu libre en son temps, se heurte aux singularités du chant lyrique. Aurait-on jamais pensé que Jean-François Lapointe, ce Pelléas attitré – il a interprété le rôle un peu partout dans le monde –, cet Hamlet « inquiétant et pourtant agile » – début octobre encore à Marseille –, ce Beaucaire radiophonique, gascon et bretteur – dimanche dernier à Paris –, ce Valentin héroïque, ce futur Wolfram à Monte-Carlo en français au printemps prochain, ce Don Juan aussi, pouvait-on imaginer donc que le baryton québécois, abonné aux plus grands rôles tragiques, pût également être drôle. Sous le dôme constellé d’Elephant Paname, le temps d’un Instant lyrique où la salle, bidonnée, se retient d’applaudir après chaque numéro, son compatriote, Lionel Daunais, lui permet de donner libre cours à une fantaisie insoupçonnée.
Lionel qui ? Daunais, né en 1901, mort en 1982, « chanteur, baryton d’opéra, compositeur, comédien et metteur en scène », nous apprend Wikipédia, « auteur des paroles et de la musique d’une centaine de mélodies pour voix et piano » dont Fantaisie dans tous les tons qu’a choisi d’interpréter Jean-François Lapointe. D’une durée de vingt minutes environ, ce cycle composé en 1974 s’amuse à parcourir un arc-en-ciel de dix couleurs, prétextes à autant d’impressions, tantôt aigres, tantôt cyniques, tantôt parodiques, tantôt tendres, tantôt absurdes, offrant autant d’occasions à un chanteur et un pianiste, d’exposer la largeur de leur palette expressive, pour peu qu’ils soient affranchis de tout a priori. Jean-François Lapointe, avec la complicité indéfectible d’Antoine Palloc, prend un réel plaisir à couler sa voix dans des humeurs à chaque fois différentes, contrefaisant le crooner (le politiquement incorrect « noir »), imitant le mandarin (le non moins irrévérencieux « jaune »), offrant à goûter derrière la note le trait, goûtant lui-même chaque mot, gourmet, gourmand et facétieux, dans une approche pas si éloignée du café-théâtre. « Il y a souvent un esprit cocasse dans votre musique et lorsque quelqu’un vous en fera la remarque, n’en rougissez pas, c’est un don très rare ! » aurait dit Francis Poulenc à Lionel Daunais.
Le compositeur des Mamelles de Tiresias ne pouvait qu’apprécier des partitions que les Québecois, dans leur français savoureux, qualifieraient de « hot ». Ses propres Chansons gaillardes, proposées auparavant, s’inscrivent dans la même veine drolatique avec leur air de ne pas y toucher. Premier jalon de la collaboration entre Poulenc et Bernac, les huit mélodies s’avèrent cependant d’une complexité autre en termes d’interprétation. Le tempo souvent rapide, le choix par Jean-François Lapointe de donner à certaines d’entre elles une emphase proche de l’opéra rend parfois difficile la compréhension, pourtant essentielle, du texte.
Les Chansons grises de Reynaldo Hahn, en début de récital, restent, elles, toujours intelligibles, quels que soient le volume et l’accent, avec un usage maîtrisé de la voix de tête, indispensable pour atteindre les notes les plus hautes. L’heure est exquise à cette seule condition lorsqu’on est baryton. Dans ces pages chantées chez Madeleine Lemaire par Hahn – lui-même baryton – le jour où il rencontra Proust, une autre tessiture devrait-elle être autorisée ? Confiée à une voix masculine, l’ambigüité avec laquelle s’expriment des sentiments contrastés – de la mélancolie douloureuse de « chanson d’automne » à l’exaltation joyeuse de « la bonne chanson » – aide à comprendre le trouble ressenti par le jeune Marcel à l’écoute de celui qu’il aurait appelé son « chum », s’il avait été québécois.
Prochains instants lyriques : Anne Sophie Duprels le 7 novembre et Benjamin Bernheim le 21 novembre, l’une et l’autre toujours accompagnés par l’indispensable Antoine Palloc.