Qu’attendent les spectateurs d’une énième représentation du Vaisseau Fantôme ? Qu’elle les transporte un peu plus avant dans les arcanes de cet opéra romantique ? Qu’elle leur fasse éprouver la violence des éléments déchaînés ? Qu’elle leur dévoile un peu plus les mystères de l’errance éternelle, de la prémonition, de la femme rédemptrice ? A Strasbourg, on voit et on entend tout cela, et même plus, ce qui satisfait tout le monde.
Quelques petites réserves, pour commencer. On distingue mal, aux deux premiers actes, les petites images qui s’inscrivent dans les écrans des vieilles télévisions entassées à l’étage supérieur du décor. Les projections sur transparent à l’arrière de la cabine centrale sont elles aussi difficiles à distinguer (peut-être est-ce intentionnel ?). L’assimilation du Hollandais au Juif errant reste incomprise si on n’a pas lu le programme parce qu’un chapeau mou et un manteau fripé, une valise avachie à la main, l’épuisement et la résignation ne suffisent pas à caractériser le personnage.
Intéressante en revanche, la mise en scène de l’ouverture qui souligne notamment le caractère obsessionnel de Senta : on la voit, encore enfant (une huitaine d’années), tenant serré contre elle le livre tant chéri orné du portrait du Hollandais et observant avidement l’horizon dans l’espoir d’y voir apparaître les fameuses voiles rouges. Sur un magnifique fond de ciel tourmenté, les matelots s’escriment contre la tempête. Un fondu-enchaîné transforme soudain la grave enfant en jeune fille souriante, adulte et sûre d’elle, le costume restant identique. Par ses visites rituelles à la mer, par l’intensité de son aspiration à arracher, au prix de sa propre vie, le Hollandais maudit à son terrible sort, elle a acquis le pouvoir de l’attirer à elle. Il ne tardera pas.
On aime aussi le travail de Raymond Bauer, à la fois fonctionnel et suggestif, mêlant adroitement réalité quotidienne et fantastique. Le rideau s’ouvre sur une construction métallique industrielle à plusieurs étages (il a fallu étayer la scène tant elle est lourde) qui s’ouvre largement sur le ciel et la mer. Une large passerelle, principale aire de jeu, peut se déplacer d’avant en arrière sur des rails d’acier. Les belles projections sur le transparent arrière rendent le ciel et la mer omniprésents et nous font vivre toutes les phases de la tempête, si chère aux romantiques. Le décor aux multiples ressources évoque tantôt le pont du bateau de Daland, tantôt les docks sur le port, tantôt sa boutique de landaus pour le moins surprenante, avec son immense enseigne au néon jaune vue à l’envers. La cabine de verre, au centre, appartient au monde des fantômes. Les matelots morts-vivants s’y entasseront au troisième acte et formeront un tas indistinct très suggestif avant de sortir en rampant en direction des vivants.
Le chef Marko Letonia jette un coup de projecteur sur l’opéra romantique, nous rappelant par sa magistrale exécution que (nous le citons) « Le Vaisseau fantôme poursuit, et amplifie même, la tradition de l’opéra allemand que Weber avait posée ». Il fait valoir l’écriture polyphonique du chœur, excellent au demeurant. Il suit scrupuleusement les indications de Wagner sur la partition, « le portamento et le chanté classique, le chant expressif et le chant neutre, le forte et le piano », qui mettent en valeur le contraste entre le monde de Daland et celui de Senta et du Hollandais. Un régal !
Brève ombre au tableau, le metteur en scène n’a pas aidé l’interprète du Hollandais, Jason Howard (arrivé en remplacement de Sebastian Holecek à dix jours de la première) à se sentir à l’aise dans son personnage, assimilé, comme nous le disions ci-dessus, au Juif errant. Jason Howard avait brillé à l’OnR dans le Wotan du Ring, il déçoit ici car tout, dans le jeu d’acteur, le rapetisse : l’absence du vaisseau, son costume, ses façons ordinaires. Réductrice aussi sa façon d’ironiser sur lui-même et de négocier la main de Senta. Après un « Die Frist ist um » émouvant, le chanteur ne retrouve qu’au deuxième acte un peu du souffle qui anime le personnage maudit traversant les siècles en quête de rédemption. La voix, d’un timbre chaleureux, en souffre. Elle reste en retrait jusqu’au trio final où elle retrouve sa vigueur.
Inversement, la direction d’acteurs de Senta et d’Eric mérite des louanges pour son caractère novateur. Le pouvoir divinateur de la première fascine ses compagnes qui, loin d’ironiser sur sa folie, semblent la révérer en même temps que l’aimer. Quant à Mary (une Eve-Maud Hubeaux au beau timbre cuivré, en pleine forme), elle a renoncé à exercer tout contrôle sur son élève. Cela permet à Senta de chanter sa ballade en maîtresse des lieux et de poursuivre en paix le chemin mystique dont seul Eric cherche à la détourner. L’interprète, Ricarda Merbeth, étonne par sa vaillance et sa capacité à gérer les difficultés du rôle. Son soprano dramatique rond, charnu, homogène, qui vibre un peu trop au début, se stabilise et s’enrichit à chaque nouvelle intervention. Et elle triomphe dans le trio final, tout comme l’Eric exceptionnel du jeune Thomas Blondelle. Ce futur Heldentenor à la voix riche, aux traits incisifs, aux vocalises faciles, à la parfaite articulation, à la technique à toute épreuve, possède un arc en ciel de couleurs qui lui permet d’exprimer sans changer de timbre toute la palette des sentiments. Son énergie et son talent d’acteur métamorphosent le personnage auquel on nous a habitués. Il fait littéralement exploser le carcan italien dans lequel Wagner semblait l’avoir enfermé, le propulsant au même niveau que le personnage du Hollandais. Une découverte !