Alexander Raskatov est un compositeur russe qui vit à Paris. Pour sa vingtième création lyrique, il a bénéficié d’une commande de Sophie de Lint pour l’opéra d’Amsterdam ainsi que d’une ambitieuse coproduction internationale qui emmena cet Animal Farm du Wiener Staatsoper au Teatro Massimo de Palerme. Ce spectacle qui a remporté le prix de la création – World Première – aux International Opera Awards en 2023 achève son parcours à l’Opéra National de Finlande en apothéose, avec une proposition à couper le souffle.
La cohérence de l’ensemble, la pertinence de tous les choix artistiques au service d’une fable limpide force l’admiration.
Forumopera avait rendu compte de la création de GerMANIA à l’Opera de Lyon en 2018.
Animal Farm en constitue comme le pendant imaginaire : avec GerMANIA, l’adresse était directe : les dictateurs du XXe siècle étaient sur scène ; le message adopte ici une dimension plus métaphorique, mais pas moins brutale. La continuité est plus frappante encore du fait de la présence de plusieurs artistes dans les deux productions. C’est le cas de Michael Gniffke (Snowball), James Kryshak (Squealer), Karl Laquit (Benjamin et Pigetta) et Johanna Rusanen (Mrs. Jones). Ce compagnonnage avec un univers esthétique et musical permet à chacun d’atteindre une expressivité bouleversante.
Tous font montre d’une technique sans faille, d’une remarquable intelligence musicale, tout comme l’ensemble de la distribution au premier rang desquelles la formidable Mollie de Holly Flack. La jeune américaine enfile les contre-notes comme d’autres les perles avec une gestique animale de pouliche-bimbo étonnement convaincante.
L’émission claire à la colorimétrie flamboyante de James Kryshak contraste idéalement avec l’obscure et hypnotique prestance du Napoléon de Roman Ialcic tandis qu’Elena Vassilieva complète le trio des animalistes de sa voix large au timbre opulent.
Karl Laquit, comme il l’indique lui même dans sa biographie est « tantôt haute-contre, tantôt contre-ténor sopraniste ». En tout état de cause l’ambitus, la souplesse, la fluidité, impressionnent tout comme sa palette expressive en Benjamin ou en Pigetta.
Sprechgesang, sons grasseyés, engorgés, sirènes, stridences, glissando, chevrotements… Raskatov exige beaucoup de ses chanteurs, tout en les mettant en valeur avec une ligne musicale expressionniste au plus près de la nature et de la vie intérieure de leur personnages.
Présent ce soir, il salue sous l’ovation conjointe de la salle et des musiciens.
Le compositeur installe en quelques mesures des univers émotionnels parfaitement clairs, intenses, prenants. La narration va droit au but avec une brutalité en totale adéquation avec le propos. Assez classique dans la forme, il joue d’un vaste instrumentarium avec un goût pour les cuivres, les percussions et quelques sons électroniques ou circassiens, il distille également des citations des répertoires militaires ou populaires comme autant de contrepoints ironiques. C’est ainsi que les animaux aspirant à la liberté entonnent un gospel « Beast of farmland » qui sera interdit, remplacé finalement par un « Requiem aeternam » … à leur liberté. C’est ainsi que Luke Terence Scott – Mr. Pilkington – se fait crooner pour séduire Mollie ou que Pigetta est sacrifiée en « Casta Diva ». Souvent l’oreille est surprise de se trouver en terrain familier… pour mieux perdre ses repères aussi vite, dans un constant inconfort accentué par les rythmes et les contre-temps au diapason d’un argument terriblement pessimiste.

Extrêmement rythmique, d’une précision millimétrique, Bassem Akiki trouve dans l’orchestre et le chœur de l’Opéra National de Finlande deux excellentes phalanges, nerveuses à souhait qui répondent parfaitement aux moindres inflexions de la partition, jouant avec talent des textures, des volumes. Ils sont secondés avec brio par le chœur de voix hautes de l’académie Sibelius dont les jeunes chanteurs ne montrent aucune faiblesse en dépit d’exigences très élevées. Ils composent la basse-cour de la ferme, idée délicieuse. Là encore, comme pour l’ensemble du plateau, la justesse est parfaite, la diction impeccable.
Ce spectacle dense, mené tambour battant doit également beaucoup à l’exigence de Damiano Michieletto, dont Meisje Barbara Hummel a adapté la mise en scène. Dérangeante, puissante, sa vision amplifie l’évidente actualité du sujet. Daniel Arasse aimait à parler de « peinture qui pense » ; l’opéra pense aussi.
Le scénographe Paolo Fantin place la ferme dans une immense boite de marbre blanc, qui évoque le néoclassicisme des autocrates des années trente mais également, étrangement, le Finlandia de Alvar Aalto tout proche. Ainsi instaure-t’il immédiatement l’espace métaphorique voulu par Luc Joosten, en charge de la dramaturgie, tandis qu’une accumulation de cages, un croc de boucher, une carcasse et jusqu’à une scène d’anthropophagie porcine nous ramènent bien au trivial du lieu.
Sur ces murs luxueux mais aseptisés comme ceux d’un abattoir, les animaux écrivent d’abord leurs sept commandements en rose – couleur du parti – avant qu’ils ne soient ensuite pervertis, amendés en noir et enfin effacés par les apparatchiks qui confisquent la révolution au peuple.
Klaus Bruns fait merveille avec des masques animaux superbes – qui impliquent une sonorisation sans que cela soit problématique. Comme dans une version inversée du Rhinocéros de Ionesco, Les protagonistes s’en débarrassent peu à peu, chaque fois que l’un d’eux succombe à la terreur institutionnalisée. Les costumes intelligents évoquent l’animalité par touches et clins d’œils de matières avant de céder la place, alors, à des oripeaux criards.
Enfin, les lumières d’Alessandro Carletti dramatisent l’action avec beaucoup d’élégance jouant notamment des ombres projetées des masques sur les murs, comme un écho glaçant à la caverne de Platon.
Un spectacle sombre, ambitieux et pleinement abouti, respectueux de l’esprit de l’œuvre originale qui mériterait amplement une reprise.