Tamerlano, œuvre sombre et d’une rare intensité dramatique, est encore trop rarement donné, en comparaison notamment d’Alcina ou de Giulio Cesare. Composé durant l’été 1724, il marque une rupture dans le genre de l’opera seria en plaçant un ténor, Bajazet, au centre de l’action, et non un castrat ou une prima donna. Le livret de Nicola Francesco Haym repose en partie sur un texte antérieur d’Agostino Piovene – lui-même inspiré de la tragédie française Tamerlan ou la mort de Bajazet de Jacques Nicolas Pradon – écrit pour Il Bajazet (1719), opéra de Francesco Gasparini créé par le ténor italien Francesco Borosini. Ce dernier arriva à Londres pour créer ce même rôle dans le Tamerlano haendélien, impressionnant le compositeur par ses qualités vocales et dramatiques. Inspirée d’un épisode historique, la captivité du sultan ottoman Bayezid Ier par Tamerlan en 1402, l’œuvre explore également la relation père-fille entre Bajazet et Asteria. Cette dernière, désirée par Tamerlano, est quant à elle éprise du prince grec Andronico. Le Tamerlano de Haendel se distingue en premier lieu par l’importance des récitatifs accompagnés ou des ariosos, notamment dans un troisième acte d’une grande densité émotionnelle. La virtuosité et la beauté des arias ne sont toutefois pas en reste, Asteria et Andronico ayant été chantés à la création par les deux superstars de l’époque Francesca Cuzzoni et Senesino.
Comme à son habitude, René Jacobs a préparé ce Tamerlano de manière approfondie et méticuleuse, exigeant de tous un investissement total. Ainsi, tous les chanteurs interprètent leur rôle sans partition, avec une implication profonde dans l’œuvre. Le chef gantois, interventionniste mais toujours inspiré, dirige jusqu’au moindre récitatif, dont il répartit l’accompagnement entre le luth (la fidèle et remarquable Shizuko Noiri), la harpe (Mara Galassi), le clavecin/orgue (Riccardo Magnus) et le violoncelle engagé de Stefan Mühleisen. Ce travail minutieux, maintenu dans une tension constante, est spectaculaire, transformant chaque scène en un moment de théâtre vibrant. La direction de René Jacobs, puissante et subtile, se distingue par son équilibre parfait, sans brusquerie : quelle merveille par exemple que ces récitatifs accompagnés ou encore cette ouverture dont la majesté indique toute la gravité du récit à venir. Les jeunes chanteurs, soutenus par cette direction musicale stimulante, livrent des performances sans doute bien plus intenses qu’ils n’en auraient données sous d’autres baguettes. Une mise en espace, accompagnée de quelques éléments (un siège pour le trône de Tamerlano, un châle pour signaler le travestissement d’Irene en servante), permet au public de comprendre l’action de manière limpide.
Dans le rôle-titre, Paul-Antoine Bénos-Djian impressionne par une voix corsée, dont les graves percutants soulignent avec justesse la noirceur du personnage. Son chant, d’une précision remarquable, fait briller les vocalises (« A dispetto d’un volto ingrato »), et son incarnation du tyran s’impose avec évidence, sans forcer le trait. Le ténor Thomas Walker déploie un timbre souple et lumineux dans l’aigu, mais solidement ancré dans le grave, restituant avec justesse la tessiture hybride de Bajazet. Son interprétation habitée culmine dans la scène de la mort du troisième acte, rendue avec une vérité dramatique poignante, mais sans excès de pathos.
Katherina Ruckgaber déploie en Asteria une voix légère et claire, soutenue par une ligne d’une grande finesse et ornementée avec justesse. Très investie scéniquement, la soprano émeut par une fragilité frémissante (« Cor di padre »), malgré quelques tensions dans l’aigu. Alexander Chance incarne un Andronico juvénile, très bien projeté, qui s’accorde idéalement avec celle d’Asteria, comme en témoigne leur bouleversant duo « Vivo in te ». Le contre-ténor anglais vocalise avec précision ; et si l’interprétation reste encore un peu sage, elle se distingue par une élégance constante. En Irene, Helena Rasker dégage une présence scénique marquante, qui correspond parfaitement au caractère piquant et décalé du personnage. Le timbre chaud et velouté de la contralto se mêle idéalement aux clarinettes dans l’aria « Par che mi nasca in seno », seul exemple haendélien de l’emploi de ces instruments. Enfin, en une seule aria, le baryton-basse Matthias Winckhler, très présent scéniquement, marque les esprits grâce à une ligne vocale souple et d’une belle profondeur.
Les musiciens du Freiburger Barockorchester, fidèles à eux-mêmes, jouent ce soir comme si leur vie en dépendait, pour reprendre les mots de René Jacobs. La beauté des couleurs (flûtes), l’impeccable mise en place (ces cordes et ces hautbois !) impressionne tout au long de la représentation. Accueilli en triomphe par le public de Freiburg, ce concert était le prélude à une tournée européenne. René Jacobs dirigera par ailleurs ce glorieux Tamerlano en 2026, cette fois en version scénique au Festival Haendel de Karlsruhe.