Schwarzenberg est un village de montagne dans le Vorarlberg autrichien, niché dans un paysage superbe et que rien ne distinguerait des autres s’il ne bénéficiait pas d’une salle de concert de 600 places, rénovée en 2001, infrastructure précieuse qui justifie la présence ici depuis 1976 d’un festival de grande qualité. La programmation, centrée autour de l’œuvre de Schubert, fait alterner concerts de musique de chambre et récitals de Lieder. Cette belle salle tout en bois, déguisée en chalet alpin, présente une acoustique idéale pour le répertoire qu’elle entend servir, et attire depuis près de 50 ans un public tant local qu’international, nous sommes ici au cœur de l’Europe, à deux pas des frontières suisse et allemande.
La session d’août s’ouvrait hier par un récital d’Andrè Schuen, baryton né lui aussi dans les Alpes, mais du côté italien, pur produit du Mozarteum de Salzbourg. Ce tout jeune quadra, repéré par les Schubertiades en 2015 déjà, s’est depuis lors produit sur les plus grandes scènes internationales, fut un Guglielmo inoubliable à Salzbourg en 2020 et enregistre en exclusivité pour Deutsche Grammophon, c’est dire s’il a fait du chemin. Il proposait un programme intitulé « Rêves / Cauchemars » constitué de Lieder de Strauss, Wagner et Zemlinsky, accompagné de son fidèle pianiste Daniel Heide, remarquablement attentif, inventif et efficace, tout en restant discret, le rêve pour tout chanteur !
Depuis ses débuts, Schuen a mis un peu d’ordre dans sa chevelure, conservé son allure fière et élancée, avec un rien de nonchalance, beaucoup de décontraction et un charme fou, qui vous conquiert une salle avant même d’émettre un son. L’allure athlétique, vêtu d’un simple Tshirt sous son costume bleu nuit, il entame son récital par Strauss, sans aucun artifice, avec une voix naturellement belle, nourrie, gouleyante, quasiment aussi libre qu’une voix parlée. En récitaliste accompli, il met le texte, la poésie tout à l’avant plan, n’hésite pas à s’exposer dans des nuances pianissimo, avec une intériorité riche de mille nuances et sans aucune affectation. Nous sommes ici au cœur de la tradition germanique, une civilisation qui place musique et poésie au-dessus de tout, le Lied au sommet de la pyramide, à l’opposé de ceux qui le considèrent comme un art d’agrément. Variant les couleurs avec spontanéité, une sincérité très communicative, parfois au détriment de la précision, il parcourt l’œuvre de Strauss en poète, avec un lyrisme discret, sans guimauve ni mauvais goût.
Un baryton est-il autorisé à chanter les Wesendonck-Lieder ? Il est certain que Wagner pensait à une voix de femme pour ces cinq mélodies dédiées à sa bien aimée, mais le texte peut bien s’entendre avec une voix d’homme, à l’heure où les frontières de genre sont sans cesse questionnées. Il existe d’ailleurs quelques exemples illustres de chanteurs qui s’y sont confrontés, plutôt avec succès, dont Matthias Goerne en mars 2022 au Théâtre des Champs Elysées, ou au disque chez DGG, ainsi qu’une version ténor de Michael Spyres à Strasbourg en janvier 2024, disponible sur le net . Mais la plupart du temps, ce répertoire reste malgré tout l’apanage des voix féminines. Si Daniel Heide s’efforce de transformer son piano en orchestre symphonique, et réussit même à lui donner des couleurs…brahmsiennes (!), Schuen n’a pas tout à fait le legato qu’on attend ici, même si sur le plan poétique, le rendu des atmosphères et le sens du texte, il rend justice à ces mélodies. Le lyrisme, le souffle wagnérien fait un peu défaut au début, mais le climat dramatique de Traüme, préfiguration de Tristan et Isolde, lui convient assez bien.
En seconde partie de programme, ce sont quatre mélodies peu connues de Zemlinsky, son opus 8 sur des textes anti-militaristes composées vers 1900 et du plus grand intérêt. Les deux dernières en particulier, sur des textes de Detlev von Leliencron font songer au Dormeur du val d’Arthur Rimbaud. Dans une veine musicale ironiquement héroïque, qui convient magnifiquement à notre baryton, ces mélodies qui évoquent les misères du soldat sonnent encore aujourd’hui comme un salutaire appel à la paix, bien loin donc de la musique de salon ! Merci pour cette découverte.
Retour à Richard Strauss pour la dernière partie du récital qui s’achève par les quatre magnifiques mélodies de l’opus 27, dont Ruhe, meine Seele et Morgen !, des chefs-d’œuvre absolus interprétés ici avec tout le soin nécessaire, des aigus très brillants dans Heimliche Aufforderung, et une fragilité confondante dans Morgen !. Du grand art, incontestablement.
Deux bis viendront récompenser l’ardeur du public, Zueignung de Strauss sur un texte de Hermann von Gilm et Tragödie de Robert Schumann sur un texte de Heinrich Heine.