Patrick Grahl est un grand jeune homme un peu raide et plein d’assurances, qui cultive, non sans un certain conservatisme, l’art du Lied. Né et formé à Leipzig, d’abord dans le chœur d’enfants de Saint-Thomas puis au conservatoire avec Peter Schreier, il vient de faire son premier enregistrement en tant qu’évangéliste dans la Passion selon Saint-Mathieu, de participer à la production de Die Schöpfung de Haydn avec Philippe Herreweghe, sa carrière prend un envol international sous les meilleurs auspices. Nous l’avions entendu déjà en juin 2022 dans la Belle Meunière. A relire le compte rendu de ce concert, l’impression est toujours la même et les qualités exceptionnelles de la voix toujours aussi impressionnantes, avec des progrès dans la décontraction et l’approfondissement du répertoire.
Grahl commence son récital, principalement centré sur des poèmes de Heinrich Heine, par six mélodies de Mendelssohn. La voix, puissante, très libre et légèrement nasale, rappelle évidemment – mais c’est une illustre référence – celle de son professeur Peter Schreier, avec le même éclat brillant dans les aigus, la même agilité, un splendide legato, et l’impression qu’il peut tout faire, toutes les couleurs dans toutes les tessitures. L’interprétation dans cette première partie de programme, laisse peu transparaître de la personnalité de l’artiste, comme si l’homme se cachait timidement derrière sa voix, sans conteste son meilleur atout.
Connaissez-vous Johann Vesque von Püttlingen ? Né à Opole (aujourd’hui c’est la Pologne, mais à l’époque c’était la Prusse) d’un père né à Bruxelles (à l’époque c’étaient les Pays-Bas Autrichiens) que les affres de l’exil avaient conduit à servir la famille Lubomirski. Juriste, diplomate, il fit carrière à Vienne où il devint l’ami de Johann Vogl, le baryton à qui Schubert dédia une partie de ses Lieder et qui en fut un brillant interprète. Et c’est ainsi, en amateur, mais avec tout de même une solide formation musicale, à l’imitation du cercle brillant auquel il appartenait, qu’il se mit à composer, principalement des Lieder. Et parmi ceux-ci, un recueil sur des textes de Heine intitulé Die Heimkehr, remplis d’un humour un peu grinçant et décalé, parfois jusqu’à la noirceur ou l’autodérision, c’est la veine la plus féconde de ce poète. La découverte de ce répertoire rare permet au chanteur d’explorer une dimension humoristique et même carrément burlesque, un ton qu’on n’attendait pas nécessaire chez lui et dont il s’acquitte fort bien ; il fait surgir le diable lui-même dans les deux dernières mélodies, qui se terminent ironiquement par une forme chorale, presque un sacrilège !
Viennent ensuite, pour conclure la première partie du récital, cinq mélodies de Schubert sur des textes de Seidl, visiblement un ajout récent au répertoire des deux musiciens, puisque Grahl les chante avec partition – la communication avec le public s’en ressent – et que le travail avec le pianiste, hésitations et survol, semble plutôt un chantier en cours d’élaboration qu’un accomplissement. Le très beau Zügenglöcklein est néanmoins magnifiquement construit, avec beaucoup de relief malgré sa structure strophique un peu répétitive.
L’œuvre majeure du programme arrive en seconde partie, puisqu’il s’agit du Dichterliebe de Schumann – rien moins – qui va s’avérer extrêmement périlleux pour le pianiste, ce dont tout le monde s’étonne, Daniel Heide est pourtant très familier de l’œuvre (peut-être pas dans sa tonalité originale ?). Toujours est-il qu’il loupe la première modulation du premier Lied, semant le trouble dans le public tout en laissant le chanteur imperturbable. D’autres trop nombreux accidents au piano émailleront la prestation, par défaut de préparation ou d’attention, on ne sait, et c’est fort dommage car le chanteur, lui, est tout simplement époustouflant de bout en bout. Avec une maîtrise parfaite du texte, un sens poétique jamais en défaut, les Lieder s’enchaînent les uns aux autres, dans un discours parfaitement fluide, et servis par une voix digne de tous les éloges. Construisant son interprétation sur le contraste des atmosphères, tour à tour véloce (Die Rose, die Lilie), philosophique (Wenn ich in deine augen seh) ou tendre (Ich will meine Seele tauchen), il peut aussi se montrer solennel (Im Rhein) ou très assertif (Ich grolle nicht), glissant un sourire dans la voix pour Und wüssten’s die Blumen. Après un nouvel incident au piano dans le neuvième Lied, le chanteur profite de l’écoute remarquablement attentive du public pour livrer sur le ton de la confidence, tout en retenue et émotion Hör’ ich das Liedchen klingen. On passe ensuite à un ländler doux-amer, puis à un sublime Leuchtende Sommermorgen, tout en demi-teintes, offert comme une caresse, dans un sentiment d’apaisement et de sérénité, sans doute le point culminant du cycle.
Ich hab’ im Traum geweinet est magnifiquement structuré autour du silence, que vient rompre la voix a cappella, et dont la dernière et longue phrase est chantée dans un seul souffle, une véritable prouesse. Le rêve se poursuit encore avec la mélodie suivante, s’interrompt pour de nouveaux incidents pianistiques (remous dans l’assistance) mais qui ne parviendront pas à déconcentrer le chanteur dans Aus alten Märchen – et le cycle se termine avec beaucoup d’émotion dans la voix, presque des trémolos, pour la dernière phrase, Ich senkt’ auch meine Liebe und meinen Schmerz hinein.
Comme on aurait aimé ne pas devoir distinguer la performance du chanteur, réellement exceptionnelle, de celle du pianiste, vraiment décevante…
Deux bis viendront clore l’après-midi, Mondnacht de Schumann et Nachtlied de Mendelssohn, tous deux sur des textes d’Eichendorff.