La reprise de cette production, qui clôturait la précédente saison de l’opéra de Rome dans les conditions qu’on sait, aurait pu passer inaperçue, si on n’y avait pas été plus attentif. Nos fidèles lecteurs se souviendront peut-être que la mise en scène n’était pas renversante et un regard trop furtif sur la distribution annoncée, à part le Rigoletto de George Petean, aurait pu nous faire manquer un spectacle dont la qualité d’interprétation a surclassé celle, pourtant déjà remarquable, d’octobre dernier (voir compte rendu)
Certes, nous disions alors que ce spectacle donnait plus à entendre qu’à voir. Un second regard sur le travail de Leo Muscato, ses rideaux et son atmosphère glauque, ne convainc pas davantage que la première fois. Là encore, tout doit reposer essentiellement sur les talents d’acteur des interprètes, sans qu’on puisse discerner quelque évolution de nature à rendre plus indulgent sur ce qui se passe sur scène.
Mais alors, si nous fermons au moins un œil et ouvrons encore plus grand nos deux oreilles, qu’entend-on ?
Peut-être rien moins qu’un des plus beaux Rigoletto qu’il nous ait été donné d’entendre.
Ce qui frappe d’abord, c’est la cohérence, et même la cohésion du plateau, son équilibre. Ce qui saisit ensuite, c’est la plongée dans le drame. L’auditeur est d’emblée captivé, il ne sera plus lâché.
Saluons d’abord, comme souvent, l’excellente tenue du chœur, meilleur encore qu’en octobre –ce qui peut également s’expliquer par une situation qui était alors véritablement dramatique pour son avenir.
Les seconds rôles tiennent globalement leur place, à part le Ceprano décidément inaudible de Leo Paul Chiarot. Les meilleurs d’entre eux restent néanmoins Carlo Cigni, Monterone plein d’autorité, sonore et crédible, et Marco Camastra, comme en octobre, très à son aise en Marullo.
Rien à redire au Sparafucile sombre et menaçant de Marco Spotti, au timbre de bronze et à la diction par ailleurs remarquable, ni à la Maddalena sensuelle et tourmentée d’Anna Malavasi, mezzo chaleureux habituée de l’opéra de Rome.
Certes, Irina Lungu n’atténue pas vraiment le côté naïf de Gilda, mais elle le chante particulièrement bien, avec finesse et intelligence, avec une retenue qui n’exclut pas la puissance, comme le montre par exemple l’aigu saisissant du final du 3e acte. C’est bien l’émotion qui accueille dans un silence de cathédrale la fin d’un « Caro nome » remarquable, et non une quelconque réprobation du public, qui lui réserve un triomphe aux saluts.
Nous avions déjà été conquis par le duc entendu en octobre, mais que dire d’Ivan Magrì. Ce jeune ténor sicilien s’impose immédiatement aussi bien vocalement que scéniquement dans un rôle qu’il a déjà beaucoup chanté. Idéal de timbre, il détient déjà une science du phrasé, une longueur de souffle, une projection tout à fait remarquables. On pourra néanmoins çà et là lui reprocher de manquer de nuances, d’aborder ses airs de façon toujours très sonore pour en imposer davantage, mais ne boudons pas notre plaisir. Il faut suivre ce jeune homme qui refera parler de lui.
De George Petean nous avions ici déjà salué ici le Simon Boccanegra nuancé et intelligent il y a plus de 2 ans. Son Rigoletto est un modèle. Modèle de chant, d’abord, à l’aise sur toute la tessiture, nuancé quand il le faut, extraordinairement puissant, on n’entend pas la moindre faille dans ses aigus, qui nous avaient paru tendus il y a deux ans. Comme une synthèse, son « Cortigiani, vil razza dannata » est bouleversant. Mais modèle de jeu, aussi : Petean compose à la perfection et sans balourdises un personnage torturé, rongé par l’angoisse et la solitude, mais qui laisse déborder à la fois tout son mépris, sa fureur et sa haine contre le duc et ses courtisans. Saisissant.
Tout ceci aurait déjà suffi à faire de la soirée un moment exceptionnel. Mais voilà, il y a aussi un chef à la tête d’un orchestre en état de grâce. Gaetano d’Espinosa n’est certes pas un inconnu : violoniste, ancien Konzermeister à la Staatskapelle de Dresde, chef principal invité de l’orchestre Giuseppe Verdi de Milan, assistant de Fabio Luisi à Vienne, il a déjà sillonné les continents ces dernières années, dans les salles de concert comme dans les théâtres. Pourtant, ce jeune sicilien est une révélation. Soucieux du détail autant que des équilibres, il déchaine un orchestre chauffé à blanc tout en réussissant à ne pas couvrir les voix, malgré des percussions qu’on pourra trouver trop fortes. Dès le prélude, ce qu’on entend laisse présager ce qui suit. Et on n’est pas déçu. Le chef fait sien la recommandation de Verdi selon laquelle il ne faut pas s’attarder et nous prend à la gorge. Sous sa direction précise, cinglante même, l’orchestre trouve des couleurs qu’on ne lui a pas toujours entendues, en particulier les cordes, plus charnues, plus unies que lors du récent Werther. Mais à qui donc fait penser d’Espinosa en obtenant de tels résultats, à qui fait penser, ici, dans cette fosse, le geste à la fois économe et soudain impérieux du Sicilien ? Au Napolitain Muti, assurément.