Ni vous ni moi n’avions entendu parler de Joseph-François Salomon jusqu’il y a peu. Et j’ignore aussi comment Reinoud Van Mechelen en a appris l’existence, s’est procuré la partition et a imaginé de monter l’œuvre dont le rôle-titre semble écrit pour lui. Hommage soit rendu à sa curiosité et sa persévérance, qui nous valent la découverte d’un compositeur visiblement accompli.
Né à Toulon en avril 1649, joueur de basse de viole et de clavecin, il apparait à la cour en 1680 au service de la reine, puis rejoint la musique ordinaire de la chambre du roi, où il restera actif jusqu’en 1727. Ce n’est que tardivement qu’il présente son premier opéra, Médée et Jason, qui remporte un vif succès. Représentée en 1713, l’œuvre sera reprise plusieurs fois, notamment en 1726 à la Monnaie de Bruxelles. En 1715, Salomon fit représenter un deuxième opéra, Thénoé, mais semble-t-il avec moins de succès. Il mourut à Versailles en en 1732.
Le librettiste Simon-Joseph Pellegrin (1663-1745) nous est quant à lui plus familier : outre de nombreuses pièces de théâtre, il est l’auteur des livrets de Hyppolite & Aricie de Rameau, du Télémaque & Calypso de Destouches, Renaud ou la suite d’Armide de Desmarest etc… Prêtre de son état, il versifiait sous pseudonymes, utilisant le nom de son frère Jacques Pellegrin, ou celui de M. de la Roque

Six mois avant Versailles, c’est le Festival de Namur qui s’honore de présenter, en guise de clôture, la première de ce spectacle et la double découverte d’un opéra et de son compositeur.
L’histoire de Médée et Jason est bien connue : se sentant trahie par un mari qui l’a délaissée par ambition, la magicienne Médée, archétype de la femme jalouse et furieuse, détruira sa rivale, puis tout ce qu’elle a aimé, allant jusqu’à tuer ses propres enfants avant de disparaître dans les airs. Le livret de Pellegrin se concentre sur la fin de l’histoire, au moment où Jason veut épouser Créuse, la fille de Créon qui lui lèguera son trône. Il insiste sur la psychologie des personnages d’une façon inhabituelle pour l’époque, faisant de Jason en particulier, un personnage ambigu, versatile, doutant sans cesse de ses propres sentiments, et en même temps rongé d’une grande ambition et prêt à tout sacrifier pour elle.
Sur la forme, l’œuvre est très typique de son époque, en un prologue et cinq actes, avec de nombreux épisodes dansés, l’usages de machineries et de pyrotechnies lors des interventions divines, de multiples orages et tempêtes qui émaillent le récit. Cette partie, le spectateur devra la reconstituer dans son imagination, l’opéra étant donné ici en version de concert seulement. Musicalement, l’œuvre est riche de magnifiques passages orchestraux, parmi lesquels nous avons retenu l’air des démons à la fin de l’acte II ou le déchaînement des éléments à la fin du IV ; elle contient aussi son lot de duos attachants évoquant Campra, Leclair ou Rameau devant lesquels elle n’a pas à rougir.
Reinoud Van Mechelen est depuis quelques années déjà un ténor largement admiré pour ses prestations dans le domaine de la musique baroque, française en particulier. Il a créé son propre ensemble, A nocte temporis, et on leur doit de magnifiques enregistrements dont les récents Te Deum de Louis-Nicolas Clérambault et Céphale et Procris d’Elisabeth Jacquet de La Guerre. Il cumule ici son rôle de chef d’orchestre avec la lourde tâche d’interpréter Jason, un rôle exigeant qui rentre parfaitement dans le registre de sa voix et lui permet d’exprimer les nombreuses facettes de son très grand talent. Passant par des émotions très variées qu’il exprime avec une sincérité et un engagement constants, il incarne les doutes, les vulnérabilités du personnage avec une grande humanité. La voix est idéalement placée, puissante, sonore, percutante, mais aussi tendre et émouvante quand il le faut. Le musicien parait au meilleur de sa forme et au sommet de son art, jusqu’à l’ultime réplique de la partition : Tout ce que j’aime est au tombeau, et vous me condamnez à vivre qui résume à elle seule le drame tout entier.
Pour lui donner la réplique, pas d’erreur, il a choisi une Médée redoutable en la personne de Marie-Andrée Bouchard-Lesieur. A elle aussi, le rôle convient magnifiquement. Ses moyens vocaux exceptionnels, son tempérament de feu sont particulièrement propices à évoquer le personnage de Médée, sa rage, ses excès, ses débordements. Et si le vibrato de la chanteuse est parfois un peu délicat à canaliser, elle réussit à camper la femme jalouse, calculatrice et furieuse de magistrale façon. Nous avons aussi beaucoup aimé la prestation tout en finesses de Mélissa Petit dans le rôle de Créuse, elle aussi fort bien soignée par le librettiste. Très émouvante dans l’air Jason ne m’aime plus, quel rigoureux tourment, elle se montre en femme intelligente, lucide du drame qui s’annonce et résignée quant à ses conséquences. Cyril Constanzo, basse profonde et voix naturelle impressionnante, mais à la technique moins aboutie, campe le roi Créon avec dignité : son rôle culmine dans l’air O toi qui fais trembler tous les rois de la terre à l’acte IV, d’une redoutable efficacité dramatique. Soulignons encore la prestation très propre de Lore Binon en Nérine, très sage (trop ?) et celle de Annelies Van Gramberen dans le rôle de Cléone, au médium un peu faible.
Le chœur de chambre de Namur, qui chante ici dans ses murs, montre une fois de plus son efficacité, son expressivité et son engagement, mettant en avant tout une série de ses solistes auxquels il revient d’assurer tous les rôles secondaires de l’intrigues, tâche dont ils se tirent avec des fortunes diverses.
Enfin, l’ensemble A nocte temporis, réuni ici en nombre, fait excellente figure, bien que le chef ait fort à faire pour à la fois diriger et chanter le rôle de Jason. Le continuo dynamique et inventif est de ceux que rien n’arrête, les interventions des flûtes et des hautbois donnent couleur à la partition, la trompette et les timbales (qui font aussi naître l’orage et le tonnerre) lui donnent le relief.
Cette production fera bientôt l’objet d’une parution discographique pour le label Château de Versailles Spectacles.