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SCARLATTI, Il primo omicidio – Beaune

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Spectacle
16 juillet 2025
L’œil était dans la cour et regardait Caïn

Note ForumOpera.com

3

Infos sur l’œuvre

Oratorio pour 6 voix en deux parties, composé par Alessandro Scarlatti sur un livret anonyme, créé à Venise en janvier 1707

Détails

Eva
Natalie Perez
Adamo
Petr Nekoranec
Abel
Camille Chopin
Caino
Mathilde Ortscheidt
Voce di Dio
Paul Figuier
Voce di Lucifero
Nicolas Brooymans

Les Accents
Violon & direction
Thibault Noally

Cour des Hospices de Beaune, samedi 12 juillet 2025, 21h

Alessandro Scarlatti est peut-être le plus connu des compositeurs baroques méconnus. Sa renommée a longtemps pâti de l’immense fortune de certains de ses contemporains – Vivaldi, Haendel et Bach, qui sont d’ailleurs d’une génération plus jeunes que Scarlatti. Il laisse pourtant derrière lui une œuvre foisonnante, passionnante et extrêmement originale, assez déconcertante parfois pour nos oreilles accoutumées aux styles des compositeurs sus-cités. Depuis une trentaine d’années, ses partitions instrumentales et vocales font l’objet d’un véritable travail de redécouverte, auquel Thibault Noally et son ensemble Les Accents contribuent avec constance. On leur doit notamment ici même à Beaune la résurrection de Mitridate Eupatore il y a quelques années, ainsi que de plusieurs oratorios au Festival de La Chaise-Dieu et ailleurs.

Pour reprendre la formule qui introduit cet article, Il primo omicidio est le plus connu de ce corpus méconnu que constituent les oratorios de Scarlatti. L’œuvre a eu plusieurs fois les honneurs du disque et a même été mis en scène par Romeo Castellucci au Palais Garnier en 2019, mais reste tout de même une œuvre injustement méprisée par les programmateurs. On ne sait d’ailleurs pas pour qui cette pièce a été écrite et où elle a été jouée pour la première fois, si ce n’est que c’était dans un palais de la Sérénissime, où Scarlatti séjournait en 1707 – au même moment, il présente son Mitridate, qui sera un four retentissant, la partition déroutant complètement le public vénitien.

Le livret d’Il primo omicidio (« le premier meurtre ») met en scène les quatre premiers humains présents sur terre d’après la Genèse : Adam, Ève et leur deux fils, Abel et Caïn – ainsi que Dieu et Lucifer, présents sous une forme purement vocale. Encore accablés d’avoir désobéi à Dieu, Adam et Ève se lamentent sur leur sort et espèrent que les sacrifices offerts par leurs fils vont apaiser la colère de Dieu. On connaît la suite : seule la viande offerte par Abel semble contenter Dieu et Caïn nourrit alors à l’égard de son frère un profond sentiment de jalousie. Encouragé par Lucifer, Caïn finit par tuer son frère et Dieu intervient alors pour condamner Caïn, non à mort, mais à vivre rongé par la culpabilité. Adam et Ève sombrent dans une tristesse plus grande encore en apprenant la mort d’Abel et la culpabilité de Caïn. Magnanime, Dieu accorde finalement au couple la chance d’enfanter à nouveau, fondant ainsi sur la mort d’Abel la naissance de l’humanité.

Contrairement à La resurrezione de Haendel, composée l’année suivante et donnée la veille dans la Basilique de Beaune – œuvre spectaculaire, à la fois virtuose et théâtrale, qui intègre elle aussi le personnage de Lucifer – Il primo omicidio d’Alessandro Scarlatti se distingue par son écriture plus austère, à la fois dans son orchestration et sa vocalité. Aucun effet brillant ni démonstration de virtuosité : tout y est plus dépouillé, intériorisé, mais cela ne veut pas dire pour autant que c’est une musique facile d’exécution, car la forme des airs est souvent tortueuse, et la partition reste inspirée et somptueuse de bout en bout. Par ailleurs, pour enrichir légèrement l’instrumentarium original, constitué exclusivement de cordes, Thibault Noally a choisi d’ajouter un orgue positif et un basson, qui apportent à l’ensemble une assise harmonique plus dense et des couleurs supplémentaires particulièrement bienvenues dans l’acoustique ouverte de la Cour des Hospices. On note chez les instrumentistes une certaine fébrilité en première partie, avec quelques approximations d’intonation, notamment au violoncelle. Mais l’ensemble gagne nettement en assurance après l’entracte et la seconde partie est abordée avec un élan nouveau. Thibault Noally, assumant les nombreux solos de violon, porte cette musique avec aplomb, alliant sens du drame et maîtrise de l’architecture musicale, au service d’une partition qu’il semble chérir, pour nous la faire aimer à notre tour. Et c’est peu dire que ça fonctionne.

L’ensemble des chanteurs réunis pour ce concert beaunois sont de jeunes interprètes (la plupart faisaient d’ailleurs leurs débuts au festival) qui insufflent fraicheur et sensibilité à la caractérisation de leur personnage, dans un drame qui relève presque de l’étude psychologique. Natalie Pérez incarne une Ève toute de retenue, partageant son émotion avec une sobriété digne, même si l’on perçoit ce soir-là quelques fragilités d’intonation et une certaine opacité de timbre. Ce dépouillement stylistique convient bien au portrait de cette mère douce et affligée, qui exprime son déchirement dans un sublime « Madre tenera », à fleur de lèvres. À ses côtés, Petr Nekoranec impressionne en Adam par sa technique solide, un timbre frémissant soutenu par une projection éclatante. La voix épouse le texte avec tendresse ou rudesse, notamment dans son air « Piango la prole esangue », d’un raffinement absolu. Nul doute que l’artiste soit promis à une grande carrière.

Dans les rôles des frères ennemis, on ne peut rêver meilleure osmose et plus puissant contraste qu’entre les voix et les personnalités de Camille Chopin en Abel et Mathilde Ortscheidt en Caïn. La première campe avec conviction le rôle du frère bienheureux, un peu ingrat car il ne recèle aucune progression psychologique notoire : le personnage est tout entier un bloc de bonté, du début jusqu’à sa mort, et même au-delà. La jeune chanteuse parvient à rendre touchante et crédible cette constance, grâce à une musicalité soignée et un timbre fruité, irradiant de douceur et de pureté. Le personnage apparaît ainsi dans toute son rayonnement, charmant par la limpidité de ses intentions. Face à elle, le personnage humain – trop humain – de Caïn prend les traits de Mathilde Ortscheidt, jeune mezzo qui a remporté le concours Cesti d’Innsbruck il y a deux ans. Sa voix, à la fois sombre et souple, se déploie avec aisance dans des airs de fureur marqués par une expression farouche et tourmentée. On admire la manière dont elle incarne ce fratricide sans jamais le réduire à une figure univoque de méchanceté : son Caïn est une âme broyée, vacillante, peu à peu gagnée par l’emprise du mal que Lucifer insuffle dans son esprit. Son interprétation habitée de l’air « Perché mormora il ruscello », où la voix cherche à se fondre dans les figuralismes aquatiques des cordes, est l’un des sommets du concert. La chanteuse y révèle sa grande maîtrise du souffle et parvient à épouser les méandres ruisselants des violons avec une souplesse douloureuse.

Placés sur des estrades opposées sur les côtés de l’orchestre, les voix de Dieu et de Lucifer s’incarnent dans les corps de Paul Figuier et Nicolas Brooymans. On retrouve les qualités indéniables de Paul Figuier, voix ronde et moelleuse de falsettiste, une grande noblesse d’expression et un engagement constant, mais son Dieu manque peut-être un peu de simplicité et mériterait une caractérisation plus précise. En face, la voix de taille sombre et légèrement rocailleuse de Nicolas Brooymans trace un contrepoint saisissant. Son Lucifer, d’une autorité tranquille, séduit sans artifice, et fascine par une sobriété presque glacée. Là où l’on pourrait attendre un démon flamboyant ou grotesque, il incarne un Mal intériorisé, insinuant, et son influence sur Caïn n’en paraît que plus pernicieuse — et plus crédible.

Offert sans clinquant mais avec ferveur, cette interprétation du Primo omicidio révèle, dans sa nudité tragique et sa profondeur humaine, l’injuste relégation de Scarlatti au second plan de l’histoire musicale — et donne à espérer qu’il y retrouve enfin la place qui lui revient, notamment dans le répertoire opératique.

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