Après une exceptionnelle Belle Meunière dimanche soir, ce deuxième cycle de Schubert présenté par Konstatin Krimmel et Ammiel Bushakevitz, devant le même public, suscitait évidemment beaucoup d’attentes. Le Winterreise contient une dimension d’ordre métaphysique (elle est moins présente dans Schöne Müllerin), les deux artistes allaient-ils rééditer leur exploit, dans un répertoire à la fois plus long, plus intense et dramatiquement plus consistant ? La réponse est oui !
Nous ne reviendrons pas sur les qualités vocales exceptionnelles de Konstantin Krimmel, elle ne se sont pas estompées en deux jours, ni sur la complicité et la complémentarité surprenante qu’il entretient avec son pianiste, qui sont totales et exemplaires.
Le cycle commence tout en douceur, comme si toute la fatigue de l’hiver accablait déjà le chanteur, et le piano dans ses premières notes donne l’impression de prendre le train en marche, presque par effraction, de nous dévoiler une musique qui pré-existait, de rejoindre une aventure déjà commencée. On le sent d’emblée, la route va être douloureuse et longue. Le discours monte rapidement en intensité, mais tout le premier Lied est donné dans une atmosphère de grande simplicité et d’extrême douceur : tout un monde intérieur nous est offert, accessible dès les premières mesures. D’un Lied à l’autre le ton bien entendu va varier, entre désespoir, colère, résignation, et de temps en temps une magnifique lumière d’espoir, et au sein de chaque mélodie, beaucoup de contrastes, une dynamique très large dont Krimmel se sert pour relancer l’intérêt de l’auditeur, mettre un vers en exergue ou maintenir la pression dramatique qui sous-tend tout le cycle. Dès que le texte s’y prête, Krimmel interprète les personnages du récit, s’implique dans la narration, met du relief dans son discours, ce qui lui permet à d’autres moments de se ménager des élans de grande poésie (Der Lindenbaum, par exemple, ou Auf dem Flusse). L’auditeur est en prise directe avec la nature, si présente dans les textes de Müller, du fait que la salle ouvre côté jardin par de grandes baies vitrées sur la vallée, que le soir et quelques lourds nuages obscurcissent, en résonance directe avec le texte.
Le piano contribue de façon superbe, et techniquement parfaite, à établir chaque atmosphère, complètement dans le texte, lui aussi, et sans aucun effet démonstratif. Rückblick est donné avec beaucoup de contraste entre les vers haletant du début et la tendresse du passage central ; dans Irrlicht, Bushakevitz trouve une couleur adéquate pour chaque strophe et répond ainsi à toutes les propositions du chanteur dont le discours est proprement poignant. Le cycle se poursuit, nouveaux contrastes dans Rast, où les phrases sont énoncées pianissimo, puis reprises en force, sentiment de fausse quiétude dans Frühlingstraum et de désespoir complet dans Einsamkeit. Sans interruption aucune, les musiciens entament la seconde partie du cycle sur un ton un peu plus positif, vite dissipé. Les menaces, les humeurs sombres se succèdent les unes aux autres, Krimmel développe un legato superbe dans Die Krähe, débouchant sur un crescendo impressionnant – la voix est pleine de réserves. On retrouve ce même lyrisme superbe et désespéré dans Letze Hoffnung, et un ton plutôt grinçant dans Im Dorfe, après un début narratif et contenu. Stürmische Morgen est l’occasion de montrer à nouveau toute l’ampleur et toute la puissance de la voix dans un climat proche de la terreur. Comme une petite danse innocente – à prendre au second degré – Taüschung introduit la dernière partie du cycle, les cinq Lieder les plus sombres : Der Wegweiser, où la fatigue du chemin, le rythme de la marche au piano, et une lente mélodie désespérée soutenue par un légato sublime expriment en un poignant oxymore à la fois le chemin parcouru et l’immobilisme ; Das Wirthaus, teinté d’amertume où pointe aussi la délectation morose, maintient peu ou prou la même atmosphère. Mut, sonne comme un cri éclatant, conduisant le voyageur vers le surnaturel (Die Nebensonnen) ; serait-il en train de perdre l’esprit ? Le chant est magnifique et poignant, complètement désespéré. La roue de la vielle, (Der Leierman) est aussi celle du cycle. Elle tourne quoi qu’il advienne, immuable, la plupart ne l’écoutent pas mais ceux qui l’entendent y voient l’expression du désespoir le plus sombre. Ce Winterreise se termine en douceur, comme il avait commencé, par un long silence. Jamais il n’aura autant emporté son public, tant les émotions sont sincères, proches du texte, chantées avec simplicité et authenticité. Aucun geste inutile, aucun ornement, aucun effet de manche ou cabotinage, rien que la seule puissance de la musique et de la poésie, servies avec humilité et un talent fou.
Récompensés par des tonnerres d’applaudissement, les deux artistes très émus salueront longuement, mais ils en resteront là, et c’est très bien ainsi. La pluie n’a pas cessé, chacun s’en retourne chez lui dans la nuit noire, bouleversé par l’expérience, confronté à lui-même, comme il se doit.