Quelle chance que, pour inaugurer son tout nouvel opéra, il y a un siècle, la ville de Nancy ait choisi de monter une œuvre qui appartenait encore au répertoire courant ! Le 14 octobre 1919, Sigurd était tout sauf une rareté ou une nouveauté, mais cent ans plus tard, pour l’anniversaire de l’édifice, les occasions d’entendre le chef-d’œuvre d’Ernest Reyer sont devenues précieuses, tant la France semble avoir oublié un compositeur jadis fêté. On se réjouissait donc depuis un certain temps à la perspective de le retrouver, même en version de concert.
Bien sûr, il y aura toujours de beaux esprits pour faire la fine bouche et condamner d’avance un des succès de la Troisième République, mais le simple fait que l’œuvre ait été créée à Bruxelles devrait leur paraître un gage de qualité : si l’Opéra de Paris n’en voulut pas, c’est bien que cette partition n’était pas si conventionnelle que ça. Et puis, il en va de cette musique comme de toute autre chose : si vous n’aimez pas, n’en dégoûtez pas les autres. Oui, Sigurd a ses facilités et ses flonflons, mais s’y arrêter serait passer à côté des immenses et nombreuses beautés de cette partition. Reyer savait écrire pour les voix, pour l’orchestre et pour le théâtre, autant de qualités qui éclatent incontestablement dans Sigurd, grand opéra français où l’on entend l’héritage de Berlioz. Et même si le sujet est exactement le même que celui de Götterdämmerung, le projet avait été conçu par le compositeur et ses librettistes bien avant que Wagner ne présente sa Tétralogie. Seule une gestation un peu longue empêcha Reyer d’être le premier à faire chanter sur scène celui qu’à Bayreuth on appelle Siegfried.
Pour le mélomane, sauf s’il fréquente les théâtres allemands, le souvenir le plus récent de Sigurd sera sans doute la version de concert donnée à Genève en 2013. Le rapprochement est d’autant plus tentant que le chef est le même à Nancy. Frédéric Chaslin commence ainsi à faire figure de spécialiste de Reyer, et une première satisfaction vient de ce que la partition est cette fois (un peu) moins coupée : même s’il manque encore une bonne demi-heure de musique, on progresse, petit à petit, et un jour viendra peut-être où l’on entendra l’œuvre dans son intégralité. Sur le plateau de l’Opéra de Nancy, l’orchestre de l’Opéra national de Lorraine sonne magnifiquement, et rend pleinement justice aux mérites de l’écriture de Reyer. Excellente idée aussi d’avoir réuni les forces de deux maisons, la fusion entre le chœur de l’OnL et celui d’Angers Nantes Opéra débouchant sur un ensemble tout à fait homogène, dont on admire la netteté de la diction autant que la maîtrise des nuances.
Restait à trouver la distribution adéquate. Là aussi, le résultat est bien supérieur à ce que l’on avait pu entendre à Genève, notamment grâce à une équipe presque exclusivement francophone. L’exception est bien sûr Sigurd, dont les exigences sont telles qu’aucun ténor français ne serait probablement aujourd’hui en mesure de les affronter. Même s’il n’a pas toujours le timbre le plus séduisant au monde, Peter Wedd a l’immense mérite de pouvoir chanter les notes du rôle, avec cette vaillance que l’on attend du héros, et sa maîtrise de notre langue est assez respectable. Malgré toute l’admiration qu’on peut avoir pour Anna Caterina Antonacci, titulaire à Genève, Catherine Hunold est Brunehild telle qu’on rêvait de l’entendre, toutes les qualités de sa voix convergeant pour offrir une incarnation des plus mémorables sur le plan musical et dramatique. Plus crespinienne que jamais, la soprano française montre ici de quoi elle est capable dans un répertoire qui lui va comme un gant. Appréciée en Butterfly à Limoges la saison dernière, Camille Schnoor nous rappelle que Hilda est bien un personnage de premier plan. Là aussi, on se situe au-dessus de ce que Genève proposait, puisque le texte est parfaitement compréhensible alors même que les écarts dont le rôle est hérissé ne font pas peur à l’artiste. Jean-Sébastien Bou trouve en Gunther un emploi qui convient à ses moyens, et où il s’impose sans peine dans l’aigu très sollicité. Marie-Ange Todorovitch était déjà Uta à Genève : pas plus qu’en 2013 elle n’est le contralto exigé, mais les registres sont désormais un peu disjoints, entre un grave quasi parlé et des aigus lâchés en forte systématique. Heureusement, le personnage a peu à chanter. L’autorité de Jérôme Boutillier en Hagen fait regretter que le rôle soit bien moins développé que chez Wagner, tandis qu’Eric Martin-Bonnet prête une belle noirceur au Barde, Nicolas Cavallier campant un vibrant Prêtre d’Odin.