C’est une expérience passionnante à laquelle nous invite ce soir le Festival Verdi de Parme : la découverte de la première mouture de Simon Boccanegra, datée de 1857, et non la version remaniée en 1881 avec l’aide d’Arrigo Boito, que l’on entend aujourd’hui. Et remaniée n’est pas un vain mot : près d’un tiers de la partition a été retouché et des scènes entières ont été réécrites.
On ne peut s’empêcher pendant la soirée de mettre en regard ce qui arrive à nos oreilles avec la version « définitive » que l’on a en tête, et la comparaison s’avère souvent cruelle (Verdi reconnaissait lui-même auprès de Boito à propos du premier jet que « la table est boiteuse »). Ainsi, l’intrigue politique, qui est au cœur de la version de 1881, n’est ici qu’embryonnaire et les tensions entre les camps rivaux juste effleurées. On mesure en particulier l’apport dramatique central de la scène du Sénat imaginée par Boito vingt-cinq ans plus tard, quand ce soir il faut se contenter d’une simple fête populaire sans grande ampleur.
De même, musicalement, bien que composée après les œuvres de maturité que sont la Traviata ou Rigoletto, la version jouée ce soir semble parfois faire un retour en arrière vers un certain « archaïsme » du Verdi de jeunesse, notamment au niveau des formes plus figées des airs et de l’écriture vocale sans cesse écartelée entre vaillance et abelimenti hérités de bel canto romantique. En 1881, les lignes vocales évolueront vers une plus grande épure, au bénéfice de la tension dramatique. Il suffit d’ailleurs parfois de la modification d’une simple modulation (les « Da mi la morte » de Gabriele Adorno) pour que l’effet, banal ici, devienne saisissant dans la version 1881.
L’équilibre des personnages est également modifié dans cette version 1857, au profit du personnage d’Amelia/Maria, qui prend ici une épaisseur et un relief qui seront gommés plus tard : on retrouve un rôle plus proche d’une Abigaïlle, avec une écriture vocale qui demande une conjonction a priori impossible de véhémence et de délicatesse belcantiste.
© Roberto Ricci
Roberta Mantegna relève pourtant le gant avec panache. Une fois chauffée avec un « Come in quest’ora bruna » en manque de nuances, la soprano sicilienne semble se jouer du caractère hybride de l’écriture : rondeur et puissance plus que confortable sur toute la tessiture, aigus dardés, se marient à une technique souveraine (saut d’octaves, trilles parfaitement exécutés), pour composer un portrait de jeune fille volontaire, moins victime qu’habituellement.
Elle trouve en Piero Pretti un Gabriele Adorno à sa mesure. Voix claire, voire claironnante, à l’aigu aisé, mais sans agressivité, le ténor aurait pu se contenter de faire montre de ses facilités vocales. Il n’en est rien. Le chanteur par les nuances apportées à son chant, parvient à rendre le personnage (pourtant très unidimensionnel) presque sympathique.
Chez les clefs de fa, les bonheurs sont divers. On admire le Simon de Vladimir Stoyanov. Dans ce rôle que Verdi décrivait comme « […] une partie aussi fatigante que celle de Rigoletto, mais mille fois plus difficile », il réussit à ne jamais laisser deviner la difficulté : incisif et impérieux puis s’humanisant peu à peu, ce doge nous étreint, jusqu’à sa mort, déjà sublime dans cette version.
Le baryton plus sombre et un peu frustre de Devid Cecconi sied parfaitement au traître Paolo, qui a un destin bien plus enviable ici : il n’a pas à se maudire et surtout il ne meurt pas à la fin !
Le Fiesco de Riccardo Zanellatto pose davantage de questions. Si la basse parvient parfaitement à retranscrire les tourments du père (et grand-père) meurtri, l’autorité et la morgue de l’homme de pouvoir lui échappent faute de puissance et de tranchant, offrant un portrait tronqué du personnage.
On applaudit en revanche la direction haletante de Riccardo Frizza à la tête de la Filarmonica Arturo Toscanni et de l’Orchestra Giovanile della Via Emilia. Dès le Prélude (qui disparaitra dans la version révisée), il empoigne le drame pour ne jamais le lâcher, jusqu’au pianissimo magique clôturant l’œuvre. Le Chœur du Teatro Regio di Parma complète cette réussite par son homogénéité et sa précision.
© Roberto Ricci
On ne s’attardera en revanche que peu sur la mise en scène signée Valentina Carrasco. Non pas qu’elle soit dérangeante (bien que l’apparition de quartiers de viande à l’acte 2 provoque le début d’une bronca dans la salle), mais elle n’est pas d’une lisibilité extrême. Si l’on est dans une zone portuaire au milieu de pêcheurs au prologue, on se retrouve dans une boucherie industrielle aux actes 2 et 3 (d’où les carcasses de bœufs !) dont on croit comprendre que Boccanegra serait le patron… Entre temps (à l’acte 1), nous visiterons une cabane au milieu de fleurs en plastique. Le tout est soupoudré de belles images en noir et blanc illustrant des luttes populaires d’ouvriers pour de meilleures conditions de vie. Mais au final cette transposition semble plaquée artificiellement au livret, sans ouvrir de perspective ou de clef de lecture novatrices ou inédites.