Bregenz, au bord du Lac de Constance, c’est un peu l’Orange ou le Vérone autrichien : un théâtre à ciel ouvert (près de 8000 places) avec une scène sur l’eau (la plus grande scène lacustre au monde) et des productions spectaculaires d’opéras.
On se souvient ainsi de Un Ballo in maschera dont le décor représentait un immense squelette tenant un livre ouvert, ou de La Bohème dont tables et chaises géantes sortaient de l’eau. Une différence avec Orange ou Vérone – et pas des moindres – est que chanteurs et orchestre sont sonorisés. Par ailleurs, l’orchestre se situe dans une salle du Festspielhaus – superbe – qui est attenant aux gradins. Des écrans latéraux permettent au public de voir des images du chef et de l’orchestre (ainsi que des « surtitres ») et aux chanteurs de suivre la battue du chef (ce qui permet une excellente synchronisation assez étonnante). Si au départ, cette solution peut rebuter, la qualité de la sonorisation est telle que l’on en oublie rapidement la chose. Loin de favoriser les chanteurs (l’orchestre nous a même paru un peu trop fort par moments), la prise de son paraît respecter le volume des voix puisque certaines nous ont semblé plus « puissantes » que d’autres.
Le cadre est effectivement impressionnant. Des gradins, on embrasse le lac, ses rives autrichienne et allemande avec la merveilleuse île de Lindau au loin. Le coucher de soleil avant la représentation est somptueux. Le bruit des vaguelettes se fait entendre (l’eau entoure toute la scène) et apportera son contrepoint sonore lors de quelques passages délicats de la représentation.
Ici bien sûr, il ne faudra pas chercher l’intimité et forcément la délicatesse. Un tel cadre, une telle scène oblige aux effets scéniques grossis, au grand spectacle. Toute la gageure est de ne pas verser dans le grand guignol et l’effet gratuit. Pari réussi pour cette Tosca grâce à l’extraordinaire décor de Johannes Leiacker, la scénographie époustouflante de Philipp Himmelmann et les lumières de Davy Cunningham. Le décor est en effet particulièrement spectaculaire : un œil gigantesque (une cinquantaine de mètres de large, une vingtaine de haut) domine la scène. Il représente au premier acte un détail de la toile que peint Cavaradossi, mais on comprend rapidement qu’il est également l’œil de Scarpia, une sorte de « big brother » inquiétant qui surveille et voit tout.
Ce décor va subir des métamorphoses tout à fait étonnantes et ingénieuses. Ainsi, lorsque le Te Deum retentit à la fin du premier acte, le plateau s’ouvre et laisse deviner des geôles dans lesquelles des prisonniers sont contraints à entrer. La pupille de l’œil se soulève et se tourne vers le bas, comme si elle fixait ces personnages. Derrière la pupille, une procession religieuse apparaît, tandis qu’une immense croix sort littéralement de l’eau. Toute cette imagerie impressionnante colle admirablement avec la puissance et la boursouflure de la musique de ce Te Deum.
La pupille se rabaisse ensuite, se retourne vers le ciel : elle sera le plateau du deuxième acte. Tout se jouera sur l’œil de Scarpia. Derrière, un immense écran à cristaux liquides va projeter différentes images tout au long de l’acte : Tosca chantant au loin, Sciarrone dans la salle de torture, un rideau rouge se refermant pendant la prière de Tosca (superbe image), un œil surveillant tout ce qui se passe ou encore des créations vidéo très originales et là encore collant parfaitement avec la musique. Parfois, cet écran s’ouvre laissant deviner la chambre de torture.
Mais le plus étonnant est à venir. Après la mort de Scarpia, le décor bascule entièrement vers l’arrière dans un déluge de fumigènes. L’image est absolument époustouflante et on reste bouche bée devant la prouesse technique (qui plus est s’effectuant sans un bruit !). L’effet pourrait paraître gratuit, il n’en est rien, cet « effondrement » de l’œil symbolise bien sûr la mort de Scarpia mais différents éléments vont nous faire comprendre que si le chef de la police est mort, la police et « big brother » ne le sont pas. En basculant, des projecteurs situés à la base du décor se retrouvent à illuminer les gradins de bas en haut, comme s’il s’agissait de projecteurs de miradors épiant les prisonniers que nous serions. Après avoir basculé, on aperçoit des cages où sont enfermés des prisonniers, mais surtout, du décor subsiste la pupille, plus impressionnante encore car seule et s’étant avancée vers le public, elle est ainsi plus menaçante que jamais. Les projecteurs situés derrière l’œil et dirigés vers le ciel semblent en être les immenses cils. La partie centrale de l’œil s’ouvre alors : on y voit Cavaradossi enchaîné, plus prisonnier de Scarpia que jamais.
On est ainsi loin de l’aspect presque « pastoral » que la musique installe dans l’introduction de ce troisième acte, mais la lenteur et la lourdeur des battements de cloche distillés par le chef concourent à installer un climat menaçant et étouffant absolument admirable.
Tosca apparaît tout en haut et derrière l’œil, comme exclue et empêchée d’approcher son amant. L’exécution de Cavaradossi se fait depuis le bas des gradins. Le cadavre tombe alors dans l’eau du lac (d’une bonne quinzaine de mètres) ce qui jette un froid dans le public. L’œil se soulève encore et Tosca disparaît derrière l’œil sur lequel est projetée l’image de son corps plongeant et disparaissant dans le vide. Magnifique finale.
A toute cette imagerie – grandiose il faut bien le dire, et non dénuée de sens (ce qui en fait à notre avis l’immense réussite) – il faut ajouter une direction d’acteurs soignée mais dont on regrettera certains excès. Il n’était ainsi sans doute pas utile que les sbires de Scarpia menacent de pistolets toutes les personnes présentes sur le plateau à l’entrée de leur chef, ni qu’ils tirent dans la fosse des prisonniers sur les derniers accords du premier acte, ni encore que Tosca donne quatre coups de poignards à Scarpia etc.
La prestation musicale atteint-elle les sommets de la réalisation scénique ? A vrai dire non. Les représentations étant au nombre de 23 tout au long de l’été, 3 distributions alternent parmi lesquelles on notera les noms de Catherine Naglestad en Tosca, Andrew Richards en Cavaradossi ou Peter Sidhom en Scarpia par exemple.
Pour notre part, nous avons entendu Tatiana Serjan en Tosca, Andrew Richards en Cavaradossi et Claudio Otelli en Scarpia.
Des trois, c’est incontestablement Andrew Richards qui remporte la palme. Déjà apprécié dans Don Carlos à Strasbourg il y a 2 ans, il nous a séduit par un très beau timbre, beaucoup d’italianita dans le chant, avec de très beaux aigus et un souci des nuances extrêmement appréciable, surtout dans un tel cadre. Ainsi, les premières phrases de son E lucevan le stelle sont chantées dans d’admirables demi-teintes tout comme celles du duo avec Tosca.
La Tosca de Tatiana Serjan est à la peine au premier acte : aigus difficilement atteints, timbre mat qui ne s’épanouit pas… Les choses s’arrangent ensuite mais la voix est sans véritable charme. Cependant, l’interprète est sensible et rend le personnage attachant.
Elément le plus contestable de la distribution, le Scarpia de Claudio Otelli qui semble en roue libre : chant débraillé, avec des « dégueulando » à la Raimondi des mauvais jours, aigus trop hauts, jeu un peu outré… On ne sent aucune subtilité dans l’incarnation de ce personnage et on est loin de la classe mêlée de sadisme d’un Sherill Milnes par exemple.
Le reste de la distribution est agréable hormis un sacristain à bout de voix et une bergère sans charme.
De la subtilité, du charme, de la prestance on en trouvera en revanche dans la direction absolument passionnante de Ulf Schirmer à la tête d’un Orchestre Symphonique de Vienne – on est en Autriche s’il vous plaît ! – somptueux dont on notera par exemple l’excellence du pupitre de violoncelles dans l’introduction du III et du magnifique solo de clarinette qui suit. Surtout, Ulf Schirmer fait preuve d’une finesse et d’une délicatesse assez extraordinaires. Appréciant les tempi lents, il sait insuffler un souffle puissant dans le Te Deum, le meurtre de Cavaradossi et toute la fin de l’ouvrage. Quel dramatisme encore dans la fin du II ou l’introduction du III : admirable vraiment.
Au final, un spectacle captivant, aux images fortes et inoubliables, dont le DVD vient de sortir. On pourra aussi en apercevoir des images dans le prochain James Bond dont des scènes ont été tournées à Bregenz peu avant le festival !
Pierre-Emmanuel Lephay