Inaugurée le vendredi 3 août avec une reprise en version de concert du Rinaldo créé cet hiver à Nantes, la nouvelle édition du MA Festival de Bruges honore les femmes, muses autant que créatrices, et s’interroge sur la place qu’elles occupent dans l’histoire de la musique. Après les hommages rendus samedi à Elisabeth Jacquet de La Guerre et à Wanda Landowska par Carole Cerasi et Skip Sempé, qui siégeaient également dans le jury du concours de clavecin, les organisateurs conviaient le public à un dimanche à la campagne dans la charmante localité voisine de Lissewege, autrefois première étape des pèlerins du Nord sur la route de Saint-Jacques de Compostelle. Lieu décalé et pour cette raison propice aux démarches plus expérimentales, la vaste grange en gothique primitif de l’ancienne abbatiale de Ter Doest accueillait en matinée une rencontre a priori improbable mais en réalité passionnante entre un ensemble de musique ancienne (Zefiro Torna) et une formation de jazz (le Frank Vaganée Trio) autour de la Laura de Pétrarque.
Chat échaudé craint l’eau froide : le cross over engendre parfois le meilleur mais souvent aussi le pire. Pour un Sting proposant une lecture étonnamment directe et pourtant raffinée des songs de Dowland, combien de baroqueux se sont maladroitement improvisés jazzmen sinon rockers, défigurant au passage Purcell ou Haendel. Rien de tel ici, Zefiro Torna et le Frank Vaganée Trio signant une démarche autrement réfléchie et très aboutie. De Guillaume Dufay et Cipriano de Rore à Monteverdi, Liszt et Els Van Laethem (musicienne flamande née en 1973), Scattered rhymes (« rimes dispersées ») revisite balades, madrigaux et mélodies inspirés de poésies du célèbre Canzoniere de Pétrarque dans un mélange de styles sans juxtaposition ni rupture brutale mais, au contraire, très fusionnel, qui n’interdit pas l’un ou l’autre morceau de jazz comme ce long solo de sax à la virtuosité enivrante. Le concert déroule ainsi un ample et subtil fondu enchainé par lequel le mélomane trouve plaisir à se laisser emporter en se surprenant même à ne plus se demander ce qui procède de l’une ou l’autre esthétique. Dans ses arrangements, Frank Vaganée crée un troisième langage qui donne au projet son ADN unique, commente Jurgen De Bruyn (luthiste de Zefiro Torna) et la métaphore n’est pas exagérée. De même, lorsque De Bruyn met en musique et traduit en néerlandais des vers de Pétrarque (Giovene donna sotto un verde lauro), il compose sur un ground typiquement baroque mais teinté d’harmonies jazzy une pièce à l’écriture fluide et très suggestive. Seule réserve, le sonnet Pace non trovo, que Liszt avait sobrement habillé pour voix et piano, s’accommode mal d’une exubérance instrumentale qui nous détourne des affects exprimés par le chant. Né en 2011, le projet a longuement mûri, les interprètes remettant inlassablement l’ouvrage sur le métier et changeant à cinq reprises de chanteuse pour tomber finalement sur Annelies Van Gramberen dont la souplesse de l’émission et la plasticité expressive ont dû faire l’unanimité. De toute évidence familière du baroque, cette soprano au grain clair et sensuel possède également un superbe groove. Elle évolue dans cet univers original avec une aisance et un naturel extrêmement séduisants.
Changement de décor et d’atmosphère en fin d’après-midi pour la trop rare Venus & Adonis de John Blow que donnait sous la conduite d’Elizabeth Kenny le Theatre of the Ayre à l’église de Lissewege, édifice du XIII e siècle en gothique côtier et doté d’une imposante tour de cinquante mètres. Avec lui le théâtre est devenu musique et la musique est devenue théâtre résumait le musicologue et compositeur Wilfrid Mellers (1914-2008) en admirant ce coup d’essai doublé d’un coup de maître qui aurait pu constituer un acte fondateur mais demeura, à l’instar de Dido & Aeneas, un chef-d’œuvre isolé. Non seulement le premier héros de l’histoire de l’opéra anglais était en fait une héroïne, mais l’auteur du livret, qui vient d’être identifié il y a quelques années, était également une femme : Anne Kingsmill-Finch, demoiselle d’honneur de Maria Beatrice di Modena, belle-sœur du roi Charles II. ProgrammerVenus & Adonis dans un festival dédié aux femmes allait donc de soi et il n’est pas nécessaire de lui trouver, à l’instar de certains exégètes, des accents féministes, d’autant que le terme nous semble à la fois anachronique et excessif. Certes, contrairement à Eurydice dans les prémices italiennes du genre (Peri et Caccini), Vénus est pleinement actrice de son destin. En revanche, sa légèreté, son inconséquence ne risquent guère de lui attirer la sympathie des spectateurs. Alors que chez Ovide, pressentant peut-être le danger, elle tente de dissuader Adonis de partir à la chasse, chez Kingsmill-Finch, en proie à un accès de frivolité (« Une absence enflamme des désirs nouveaux, je ne voudrais pas que mon amant se lasse »), elle insiste pour qu’il y participe et réussit à vaincre ses réticences. Néanmoins, les larmes de douleur de Vénus, où la culpabilité instille son amer poison, offrent un contraste saisissant avec les ris de la coquette et la déesse de l’amour de perdre en noblesse ce qu’elle gagne en humanité.
Sophie Daneman (Venus), garçons du Kinderkoor Opera Vlaanderen © Mario Leko
Nous avons beau connaître la partition et savoir ce qui nous attend, le troisième acte nous a laminé. Comment aurait-il pu en être autrement ? Rien ne peut préparer l’auditeur à un tel choc, à ce cri insoutenable qui nous vrille l’âme (Sophie Daneman), à cette élégie finale ciselée jusqu’au murmure, Elisabeth Kenny ayant réduit le chœur à un quatuor (Helen Neeves, Heather Cairncross, Nicholas Mulroy, William Gaunt) qui lui confère une intimité bouleversante. Nous sommes anéanti, mais il nous faut déjà trouver la force d’applaudir, expression si limitée et dérisoire de notre gratitude, comme il faudra oser coucher nos impressions et ces mots exaltés sans peur du ridicule parce que l’honnêteté est la seule réponse possible lorsque les artistes nous font le plus précieux des dons. Honnêteté à l’endroit des lecteurs également, car le chant de Sophie Daneman a toujours exercé sur nous un irrésistible empire. Toutefois, s’il nous ravissait ou nous touchait en douceur, il ne nous avait encore jamais étreint avec une telle intensité. Ces nombreux souvenirs chargés d’émotions auraient-ils pourtant amplifié, sinon déformé notre perception ? Les regards mouillés et les mines graves croisés ici ou là après le concert nous inclineraient plutôt à penser que les interprètes ont bouleversé d’autres auditeurs. La raison nous taraude déjà et nous enjoint de signaler l’intonation défaillante des cordes du Theatre of the Ayre dans l’ouverture ou le cabotinage de Nicholas Mulroy au début de l’opéra. Nous remplirons notre devoir d’objectivité en modulant la note attribuée à ce spectacle, car nous n’avons pas le goût de détailler ce qui relève de l’accessoire lorsque l’essentiel est mieux qu’atteint : sublimé. Avec Giles Underwood (Adonis), Sophie Daneman hérite d’un partenaire idéal, tendre et vulnérable, admirable de justesse dans ses élans comme dans son agonie.
Certaines dimensions de Venus & Adonis échapperont immanquablement à un auditoire contemporain. Du reste, ce n’est pas tant le livret que les circonstances très particulières de la création devant le roi qui devraient retenir l’attention des historiens et spécialistes des gender studies. En effet, Vénus était incarnée par l’ancienne maîtresse du souverain, l’actrice Mary Moll Davies, et Cupidon par leur enfant illégitime, Lady Mary Tudor, alors âgée de neuf ans – une bâtarde prononçait un sermon sur l’infidélité conjugale ! D’aucuns croient pouvoir rapprocher Adonis de Charles II, parce qu’il préfère la couche de sa maîtresse aux plaisir de la chasse, mais il est peu probable que le monarque se soit identifié au fruit d’amours incestueuses et au jouet d’une femme, fût-elle divine. Nous ne sommes pas davantage en mesure aujourd’hui de déceler des allusions satiriques aux mœurs de la cour de Charles II dans la scène de la leçon d’orthographe, impeccablement dispensée aux Petits Cupidons (issus du Kinderkoor Opera Vlaanderen) par le Cupidon d’Ischia Gooda (jeune soprano de Bath qui remporta le concours BBC Radio 2 Young Choristers of the Year 2017). La fraicheur du tableau, joliment mis en espace, n’aurait sans doute pas déparé le spectacle monté en 1684 par les pensionnaires de l’école de jeunes filles de Josias Priest à Chelsea où une version révisée de Venus & Adonis fut représentée, cinq ans avant Dido & Aeneas. Ne serait-ce que pour son troisième acte et ses fulgurances tragiques, le duo passionné des amants, la plainte déchirante de Vénus et la déploration du chœur, que certains estiment supérieure à celle de Dido & Aeneas, l’unique opéra de Blow mériterait de connaître une tout autre diffusion. Il recèle un potentiel extraordinaire et pourrait combler cette frange non négligeable du public qui aspire au renouvellement du répertoire. Musiciens et producteurs seraient bien avisés de s’y frotter.