Après Carmen et L’italiana in Algeri le périple méditerranéen proposé par l’Opéra de Marseille pour cette saison se poursuit avec cette production d’Elektra créée in loco en 2003. Dix ans passés n’ont rien enlevé au décor d’Emmanuelle Favre de son élégance froide et de sa fonctionnalité. Le palais d’Agamemnon s’élève si haut que la cour intérieure semble un puits de lumière autour duquel des galeries à angles droits relient les étages. Mais au pied de cet édifice géométrique bée un sous-sol obscur, tout ensemble lieu de réclusion et refuge pour la rebelle, où la nature brute, roches et anfractuosités mêlées, est tapie sous l’ordre apparent. Quelques changements en revanche pour les costumes de Katia Duflot, mais l’esprit reste le même : Elektra refuse les armes de la féminité, Chrysotémis les assume et Clytemnestre les exacerbe, soit par tempérament soit parce qu’elle en redoute la péremption. Les autres sont fonctionnels – les servantes – ou dérivent de leur position – discrétion volontaire pour Oreste, reflet au masculin de Clytemnestre pour Egisthe. En revanche les lumières, signées cette fois par Marc Delamézière, n’ont pas toujours l’efficacité souhaitable, par exemple au crépuscule initial et dans l’éblouissement final.
Charles Roubaud a-t-il revu sa mise en scène, ou notre mémoire est-elle en défaut ? Son Elektra se lovait-elle sur la hache de façon aussi évocatrice, se prenait-elle le sexe au moment de sa mort, que nous nous rappelions moins mélodramatique, moins chargée de mimique ? Quelle est la part respective de son travail d’adaptation à de nouveaux interprètes et celle de leur apport personnel ? Si les personnages de Chrysothémis et d’Oreste ne semblent pas avoir subi de changements notables, la personnalité de Marie-Ange Todorovitch confère à Clytemnestre une aura de féminité voluptueuse. Quant à la carrure de Jeanne-Michèle Charbonnet, elle contribue à faire exister cette Elektra qui refuse d’autant plus sa féminité qu’elle la voue à la faiblesse, qu’elle lui a valu d’être violentée et qu’elle la ferait ressembler à cette mère qu’elle déteste. En tout cas, ces nuances confirment la validité d’une conception que les changements d’interprète ne remettent pas en cause.
Ce plaisir du spectacle va de pair avec le plaisir musical. Pinchas Steinberg, suivi scrupuleusement par l’orchestre, donne une version presque parcimonieuse sur le plan du volume et des accentuations, du moins telle fut notre perception à l’endroit où nous nous trouvions. Sans manquer en rien d’énergie ou de précision, sa direction fait monter subtilement l’intensité jusqu’au paroxysme final, qui n’est pas ici un déchaînement brutal comme livré à lui-même. Au contraire, on assiste alors à un couronnement préparé par tout le tissu orchestral. Extraordinairement nuancée, cette lecture peu prodigue d’effets aura semblé fade à certains. Elle nous semble au contraire d’une musicalité exemplaire. Des puristes diront peut-être que Richard Strauss souhaitait que l’on entendît à peine les chanteurs. Au-delà de la boutade du compositeur, les enregistrements ont fait connaître des versions où les voix ne sont plus englouties dans la masse sonore.
Cette option rend chantables des rôles qui restent malgré tout écrasants, à commencer par le rôle-titre. Jeanne-Michèle Charbonnet, dont la voix semble d’abord avoir retrouvé sa fraîcheur première, peinera par la suite à trouver la justesse de ses aigus dès qu’elle chante forte. A ses côtés, ceux de Ricarda Merbeth sonnent purs et imperturbables pour une Chrysothémis un rien figée sur les téléviseurs – pas assez de répétitions ? – mais expressive et nuancée. Prise de rôle réussie pour Marie-Ange Todorovitch dont la Clytemnestre a les beaux graves dûs à une évolution naturelle de la voix qui n’a pas compromis ses aigus, si bien que l’on entend une interprète en pleine possession de ses moyens et non comme trop souvent une chanteuse aux prises avec des décombres. Quant au personnage, elle en diffuse la sensualité tout en arborant vaillamment la perruque et le maquillage qui en signalent la monstruosité. (A propos de maquillage, pourquoi Elektra a-t-elle ce teint de bonne santé, pourquoi le précepteur d’Oreste semble-t-il plus jeune que lui ?). Nicolas Cavalier semble légèrement enrhumé ; sans être le baryton prescrit pour Oreste, il lui confère le poids de la maturité qui permet enfin au fils d’accomplir son destin abominable. Tous les autres sont sans défaut, en particulier les servantes, à l’exception fâcheuse des sons claironnés d’Avi Klemberg. A peine Pinchas Steinberg a-t-il posé sa baguettes, les ovations éclatent, dignes d’un public de stade !
Devant ce triomphe, qui rassemble des spectateurs d’âge et d’origine différents – en somme un panel électoral – autour d’une œuvre admise à Marseille depuis à peine plus de trente ans, on devrait jubiler. C’est difficile si l’on songe aux menaces récurrentes que les prochaines élections municipales font peser sur l’avenir de l’Opéra. Certains candidats sont prêts à le sacrifier, les mêmes qui s’érigent aujourd’hui en parangons du progrès social et de la citoyenneté. En quoi la fermeture de l’Opéra ou des réductions de budget telles que son fonctionnement deviendrait impossible contribueraient-elles à ce progrès ? Vibrer avec la musique de Strauss au drame de ceux pour qui venger la mort des proches est un devoir imprescriptible, n’est-ce pas l’occasion, une fois savourée l’ivresse sonore, de prendre conscience de soi et de la société où l’on vit ? De réfléchir sur le fait que ce qui était jadis un devoir sacré est désormais un délit et sur cette évolution des valeurs ? Faire d’un opéra comme Elektra un élément de la formation du citoyen, ne serait-ce pas, enfin, entrer pleinement dans les vues des créateurs ?