Hasard des calendriers, les nouvelles productions ou reprises de la Tétralogie fleurissent un peu partout en Europe. La concurrence fait rage entre Londres, Berlin (Deutsche Oper et Staatsoper Unter den Linden), Bâle, Milan, Vienne, Paris ou encore Monte-Carlo… pour n’en citer que quelques-unes. Sollicité selon ses dires par plusieurs grandes maisons, Tobias Kratzer a finalement choisi la proposition de Serge Dorny. Munich est d’ailleurs la ville où furent créés les deux premiers volets du cycle et Tobias Kratzer en est également originaire. Le metteur en scène s’était précédemment frotté au cycle à Karlsruhe en 2017, mais avec le seul Götterdämmerung, dans le cadre d’un Ring « à quatre mains », partagé avec 3 autres jeunes metteurs en scène (David Herrmann, Yuval Sharon et Thorleifur Örn Arnarsson).
Étrenné en début de saison, Das Rheingold est repris à l’occasion du festival, et c’est une réussite dont on attend avec impatience la suite. Kratzer aborde l’ouvrage avec les qualités qu’on lui connait : une vision renouvelée, une authentique connaissance du texte (quitte à le détourner habilement à l’occasion), une direction d’acteur au cordeau, un talent pour raconter une histoire et l’humour sarcastique qui le caractérise.
© Geoffroy Schied / Bayerische Staatsoper
Nous sommes à l’époque contemporaine : devant une palissade sur laquelle est tagué la célèbre phrase de Nietzsche, « Dieu est mort », Alberich s’apprête à se suicider quand son attention est attirée par les filles du Rhin, trois adolescentes qui semblent tout droit sorties d’Harry Potter. Une (vraie) chèvre est également de la partie (allusion aux béliers qui tirent le char de Fricka dans Die Walküre ?). Les jeunes filles tourmentent le Nibelung avec des tours de magie, avant qu’il ne découvre l’or du Rhin et s’en empare. À la scène suivante, nous découvrons les dieux dans un décor d’église moyenâgeuse en travaux. Ils sont habillés comme le veut la tradition iconographique du XIXe siècle. Wotan, casque ailé sur la tête et œil gauche discrètement en berne, a fait construire un nouveau temple par des géants, deux prêtres en col romain : un présentoir propose des prospectus publicitaires à l’effigie du dieu, « Ton Wahalla, Ton Wotan » : Kratzer veut-il traiter de la résurgence du fait religieux, voire du paganisme, dans un occident athée, de l’effacement du christianisme au profit de sectes ? Il est encore trop tôt pour le savoir. Pressé de payer les géants avec l’or volé par Alberich, Wotan part pour le Nibelheim, accompagné de Loge, muni d’un Tupperware remplit des pommes magiques de Freia, lesquelles lui assurent la jeunesse éternelle. Ses pérégrinations font l’objet d’une vidéo réjouissante, le dieu voyageant dans l’indifférence générale, en dépit de son costume pour le moins incongru (dans l’avion, on le voit exaspéré par sa voisine qui dort sur son épaule). Alberich vit dans une espèce de box empli d’armes et d’ordinateurs, à la manière des hackers tels qu’on les représentent au cinéma. Mime, son frère et souffre-douleur, se console auprès de son chien (rôle muet heureusement, mais c’est un vrai chien !). Wotan profite de la transformation d’Alberich en crapaud pour l’enfermer dans son Tupperware. Dans la vidéo suivante, Wotan, réjoui, fait le voyage de retour. Avec l’aide de Loge qui provoque un feu de poubelle, il réussit à conserver le crapaud qu’on tente de lui confisquer à la douane. Une fois les géants payés, et Fasolt éliminé par son frère, un immense retable est découvert où les divers dieux viennent prendre place tandis que la foule se presse pour les adorer. L’histoire, telle que racontée par Kratzer, est à la fois drôle et noire et violente, illustrant l’aphorisme maintes fois rebattu de Chris Marker : « l’humour : la politesse du désespoir ». Une des filles du Rhin est blessée par balle par Alberich ; dans une scène qu’on croirait tirée de Jurassic Park, le chien de Mime est transformé en pâtée sanguinolente (Alberich est hilare tandis que son frère pleure son seul compagnon) ; capturé, Alberich est exposé complètement nu ; il a le doigt férocement coupé par Wotan lorsque celui-ci récupère l’anneau ; le nain se venge de son humiliation en pissant sur les colonnes du temple, etc. La mise en scène est ainsi une succession de temps forts où l’on passe du rire au drame.
© Manuel Braun, Jonas Dahl, Janic Bebi / Bayerische Staatsoper
La direction de Vladimir Jurowski est implacable et précise, faisant ressortir la violence de la partition en miroir de celle exhibée sur scène. Elle est également nerveuse et rapide (2h19 contre 2h29 pour Simone Young à Bayreuth la vieille, durée d’exécution plus standard). L’orchestre est très transparent, avec des pupitres très dissociés (tout l’inverse du fondu bayreuthien d’ailleurs), avec des contrastes et des fulgurances qu’on retrouvait paradoxalement dans l’interprétation sur instruments d’époque de Gianluca Capuano à Monte-Carlo (il y a même des accidents dans les cuivres…). Quelque part, Jurowski n’oublie pas que le Rheingold s’inscrit aussi dans une continuité historique musicale : Wagner appréciait La Muette de Portici d’Auber, avait fait ses dévotions à Rossini, et l’on a parfois qualifié ironiquement son Rienzi de « meilleur opéra de Meyerbeer » ! C’est un orchestre qui pétille, mais avec une malice noire quasi diabolique. Comme dans son récent Don Giovanni, le chef russe fait ici la démonstration d’une vision originale et cohérente, alliée à un authentique professionnalisme digne des vrais « chefs de fosse », avec une vraie attention au plateau. Au global, le directeur musical de l’institution offre ici une direction atypique, passionnante et convaincante.

Ce plateau vocal offre des bonheurs divers. Nicholas Brownlee est un Wotan sonore, d’une parfaite aisance sur la totalité de la tessiture, bon acteur de surcroit, et notamment plein d’humour, avec une interprétation subtile et une fausse bonhommie. Le jeune baryton-basse (36 ans) qui avait heureusement sauvé l’une des tristes soirées parisiennes en remplaçant au pied levé un interprète souffrant, est décidément une valeur à suivre. Sean Panikkar (Loge) est l’autre point fort de cette distribution, avec un chant atypique, quasi belcantiste : on pense initialement à une version hypervitaminée de l’Arturo de Lucia di Lammermoor mais les moyens apparaissent vite plus importants, notamment en termes d’endurance. La voix est bien conduite, le chant expressif. Doté d’un physique avenant, le ténor américain, tout de noir vêtu, exprime ici toute « la beauté du Diable » par un mélange de séduction et de vilénie dissimulée. En Alberich, Martin Winkler offre une interprétation absolument phénoménale théâtralement, à la fois odieuse, grotesque et touchante. Objectivement toutefois, il faut bien reconnaitre que la plupart des aigus du rôle sont hors de sa portée, et que ces notes sont soit écourtées, soit discrètement caviardées. Son investissement dramatique lui vaut toutefois un beau triomphe public à l’applaudimètre. Ekaterina Gubanova est une Fricka à la projection un peu limitée et au timbre un peu rêche, avec une belle articulation toutefois. Wiebke Lehmkuhl est une Erda somptueuse, avec un vrai timbre de contralto, et une belle expressivité. La jeune Mirjam Mesak est une belle Freia, sans doute une voix à suivre. Le Fafner de Timo Riihonen est intéressant. Matthias Klink est excellent en Mime. Les Filles du Rhin sont confiées à de jeunes interprètes (Sarah Brady, Verity Wingate, Yajie Zhang), très satisfaisantes quoiqu’encore un peu vertes de timbre, bien chantantes et suffisamment sonores. Le reste de la distribution nous ont semblé en revanche un brin étriqué vocalement quoiqu’investi dramatiquement.
Et la suite ? Die Walküre sera créée en juin prochain et il ne faudra surtout pas manquer le cycle complet, a priori en 2028. Et on croise les doigts pour que les nouvelles responsabilités de Tobias Kratzer en tant que directeur de l’Opéra de Hambourg ne viennent pas contrarier l’issue de ce projet !