Aleksandra Kurzak n’avait pas foulé la scène de l’Opéra national de Paris depuis son Elisabetta en 2019. Elle aurait dû chanter Tosca en mai 2021, mais un certain virus en a décidé autrement… Depuis, plus rien, hormis deux ou trois récitals dans la capitale. C’est peu dire qu’elle nous a manqué ! La soprano polonaise fait d’ailleurs son grand retour sur la scène parisienne in extremis, puisqu’elle remplace Ewa Płonka souffrante, initialement annoncée dans le rôle d’Aida, que notre confrère Yannick Boussaert a pu entendre avec l’ensemble du cast B.
On ne reviendra pas sur la mise en scène, d’une beauté plastique indéniable, sinon pour dire que son absence d’enjeux dramatiques était compensée ce soir-là par la présence frémissante de Kurzak dans le rôle-titre. Certes, la vocalité du rôle dépasse un peu le cadre de son soprano lyrique, qui s’est étoffé au fil des ans mais peine tout de même par moment, notamment dans le bas médium, à remplir la (trop) grande salle de Bastille. Heureusement, ce n’est pas la largeur de la voix qui fait la qualité d’une interprétation et l’artiste est suffisamment musicienne pour relever le défi avec intelligence. La voix de poitrine est toujours époustouflante d’impact, l’italien incisif et mordant, la palette de nuances très variée. Avec Gregory Kunde, c’est un peu la seule à faire vivre son personnage, et l’œuvre, qu’on serait parfois tenté de renommer Amneris, n’a jamais aussi bien porté son nom. Que ce soit dans les éclats du « Ritorna vincitor », suivis d’un « Numi pietà » sur le fil de la voix, dans un air du Nil savamment phrasé ou dans les différents duos et ensembles, notamment celui qui l’oppose à son père, où l’interprète requiert presque au parlando pour traduire son désarroi, le personnage d’Aida émeut comme rarement. Elle n’hésite pas à recourir également à des coups de glottes expressifs dans certains passages vindicatifs pour donner encore plus de relief à l’autorité outragée de la fille du roi d’Ethiopie. Ce n’est peut-être pas l’Aida la plus tonitruante et conventionnelle qui soit, mais sans aucun doute l’une des — si ce n’est la — plus diseuses et incarnées du moment.
La représentation ne marquait pas seulement le grand retour de cette si grande artiste. C’était également les débuts à l’Opéra de Paris d’un chanteur qu’on connaît déjà un peu à Paris pour l’avoir plusieurs fois entendu au Théâtre des Champs-Élysées, avec les forces de l’Opéra de Lyon dirigées par Daniele Rustioni : Amartuvshin Enkhbat. La ressemblance du timbre du baryton avec celui de Renato Bruson, jusqu’au voile un peu cotonneux qui couvre la voix, est toujours aussi troublante et saisissante. La voix est saine, bien projetée, mais dans un tel rôle, l’interprétation manque singulièrement de mordant. Sans exiger la démesure presque expressionniste d’un Fischer-Dieskau ou d’un Nimsgern, on pourrait attendre un peu plus de relief dans son duo avec Aida. Les moments plus nobles sont cependant d’une grande classe, comme de bien entendu.
La même distribution sera réunie pour la dernière représentation de la série, le 4 novembre.