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Haute-contre ou contre-ténor ?

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Dossier
15 août 2022
Haute-contre ou contre-ténor ?

Infos sur l’œuvre

Détails

Lorsqu’au milieu du siècle passé Alfred Deller fait entendre ses célestes notes dans un registre aigu inouï pour un homme adulte, à la virilité intacte, le monde de la musique s’émerveille et redécouvre une pratique vocale longtemps oubliée. Les musicologues, les lyricomanes et les amateurs de chant choral s’interrogent alors sur la terminologie : peut-on simplement traduire le terme countertenor par « contre-ténor » ? N’y aurait-il pas là une dérive franglaise, ignorant la notion de « haute-contre », un des fleurons de la musique baroque française ? Et que signifierait alors la pratique du falsetto ? Voici plus de 20 ans que dans ces colonnes Bernard Schreuders a tenté de répondre à ces questions – et à bien d’autres. Son article a été entièrement mis à jour et enrichi de nombreuses illustrations.


1. Des mots et des catégories 

« (…) la connaissance de la valeur exacte des mots est peut-être la clé la plus importante de toutes les sciences. Aucune d’entre elles n’a une nomenclature aussi vicieuse que celle de la musique. »
Framery, préface aux tomes consacrés à la musique dans L’encyclopédie méthodique (1791). 

Nous connaissons tous des chanteurs qui échappent aux catégories : celles-ci ont leur utilité, mais elles sont incapables de rendre compte de la diversité des voix. D’abord, les tessitures vocales – l’étendue que la voix couvre avec le plus de facilité – se chevauchent partiellement et c’est avant tout l’étendue totale (l’ambitus) ainsi que le timbre qui permettent de différencier un ténor d’un baryton. Par ailleurs, certaines voix recouvrent parfaitement deux tessitures : le mezzo et le soprano, par exemple ; d’autres se situent entre deux tessitures, comme le baryton-basse ; il en est aussi qui ont la tessiture du soprano et le timbre, les couleurs du mezzo, etc. De toute façon, le timbre ou plus globalement le grain d’une voix, sa corporalité (« le corps dans la voix qui chante » disait Roland Barthes), sont façonnés par notre subjectivité, à grands renforts d’épithètes et de métaphores. Leur perception est trop complexe pour que nous les enfermions dans des catégories définitives. Il va sans dire que la prudence s’impose davantage encore lorsque nous abordons le passé. 

La classification des voix et la tessiture des chanteurs, la technique vocale demeurent largement étrangères aux préoccupations des XVIIe et XVIIIe siècles. D’ailleurs, les voix médianes – le baryton et le mezzo-soprano – ne seront identifiées et prises en compte que dans le dernier quart du XVIIIe siècle1. C’est la prononciation, la pureté de l’intonation et l’art des ornements qui priment dans les traités de chant et les commentaires de l’époque.

Autant dire qu’il est parfois difficile, voire impossible, de déterminer la catégorie vocale d’un interprète mort il y a trois siècles. La partition et la catégorie dans laquelle le chanteur est rangé ne suffisent pas. Prenons le rôle-titre de l’Orfeo de Monteverdi (si 2 – fa # 3) : même en tenant compte du diapason en vigueur alors dans l’Italie du Nord  (La = minimum 466 hrz), au moins un demi-ton supérieur au diapason actuel (La= 440 hrz), le rôle peut être chanté par un ténor ou par un baryton. Lorsqu’en 1998, René Jacobs dirigeit la production mise en scène par Trisha Brown, Carlo Allemano (ténor) alternait avec Simon Keenlyside (baryton). Le créateur du rôle, Francesco Rasi était appelé « ténor » à l’époque, mais quelle réalité recouvrait exactement ce mot ? Ses contemporains, le mécène et musicographe Vincenzo Giustiniani (Discorso sopra la musica) et le compositeur Severo Bonini (Discorse e regole), louaient la facilité avec laquelle le chanteur réalisait des ornements et des diminutions brillantes tant dans le registre du ténor que dans celui de la basse. A tessiture égale, ne pouvait-il pas être aussi bien un baryton léger qu’un ténor grave ? Au XVIIe siècle, les tessitures de la plupart des rôles d’opéra étaient réduites. Ainsi les rôles de soprano n’excédaient pratiquement jamais le sol 4, ils peuvent donc être chantés par un soprano ou un mezzo-soprano ; mais qui les chantait, à l’époque ? Emiliano-Gonzalez Toro émet l’hypothèse que Rasi était un baryténor, un type vocal intermédiaire entre le baryton et le ténor, auquel il s’identifie et dont Furio Zanasi offre également un bel exemple.

 

Illustration 1 : Claudio Monteverdi, « Possente spirto » (Orfeo) –Ensemble I Gemelli, Emiliano Gonzalez-Toro, ténor et dir.

2. Du tenoriste au ténor

La terminologie vocale trouve son origine, bien avant les débuts de l’opéra, dans le développement de la polyphonie. Ce n’est que par glissements successifs que les mots taille et haute-contre, abandonnés tardivement au profit du mot ténor  par désigner la voix d’homme aiguë et le chanteur qui la possède. 

Au début du XIIIe siècle, Johannes de Garlandia (De mensurabili musica), distingue les deux lignes de la polyphonie : le primus cantus et le secundus cantus, la première étant appelée tenor, littéralement « celle qui porte », qui soutient le contrepoint et à laquelle est confié le « cantus firmus ». Le terme tenor, qui ne désigne encore qu’une fonction, devient en français la teneur (1373). 

A la fin du XIVe et au début du XVe siècles, les compositeurs prennent l’habitude d’ajouter une troisième partie, « contre », c’est-à-dire à côté du tenor, le contra-tenor (contre-teneur), qui évolue dans la même tessiture que le tenor. 

Dans la seconde moitié́ du XVe siècle, le développement d’une écriture à quatre voix provoque la subdivision du contra-tenor, dont la tessiture ne se confond plus avec celle du tenor : le contra(-)tenor bassus (abrégé en bassus) est désormais la partie la plus grave de la polyphonie tandis que le contra(-)tenor altus (abrégé en contra(-)tenor cf. haute-contre) oscille entre la tessiture du tenor et une tessiture plus aiguë, qui deviendra celle du (contr)alto, de la haute-contre, du countertenor ou de l’alt(us) allemand. C’est à cette époque que le mot tenor et son doublon français, teneur, en viennent à désigner une tessiture  plus ou moins précise. 


Illustration 2 : Exemple de partition à quatre voix 

Durant le XVe siècle, l’interprète virtuose des parties de tenor et de « contratenor » est appelé tenoriste (tenorista en italien). Avec la généralisation de l’écriture à quatre voix, le vocabulaire se précise : tenorista bassocontroriste, concurrencé par contro alto (issu de contro-tenore alto), etc. En italien, le vocable tenoriste tend à disparaître, remplacé par tenore. La forme ténor est bien sûr un calque de l’italien (1444), employé d’abord au sens de « concert », d’« harmonie », puis pour désigner la partie de la polyphonie et la tessiture qui lui correspond. Cependant, son emploi est rare et il est rapidement supplanté par le mot taille – Richelet (Dictionnaire de la langue française, 1680) le considère même comme vieux ! Ce n’est qu’à la fin du XVIIIe siècle et surtout dans la première moitié du XIXe siècle que son usage se répandra et qu’il éclipsera, à son tour, le mot taille. La teneur est, elle aussi, rapidement concurrencée par la taille et tombe en désuétude au XVIIe siècle. C’est au gré d’une évolution assez mystérieuse, que le terme taille est devenu synonyme de teneur au début du XVIe siècle. Son emploi, dans cette acception, se généralise aux XVIIe et XVIIIe siècles, et, par métonymie, le mot en arrive à désigner l’instrument ou la voix qui évolue dans cette tessiture. 

Alors que la taille, parfois qualifiée de « naturelle », désigne un ténor plutôt grave (mi 2-sol 3), la haute-taille est tantôt synonyme de haute-contre, c’est-à-dire de ténor aigu, par opposition à la taille, tantôt synonyme de taille, lorsqu’elle s’oppose à la basse-taille, tout comme la haute-contre s’oppose à la basse-contre. La musique française distingue deux variétés de basse : la basse-taille tout d’abord, définie par Rousseau comme « la partie [qui] tient le milieu entre la taille et la basse », équivalent, selon Brossard, de concordant et de l’italien baritono, et qui correspond à la basse chantante (proche du baryton-basse en tessiture) ou au baryton, sa tessiture variant d’une œuvre à l’autre. La basse-contre désigne, sans équivoque possible, la basse profonde, la plus grave des parties dans la polyphonie, celle qui côtoie les contrebasses à la Chapelle Royale. 

3. Du heldentenor au tenorino

« Et il se trouve que c’est le jeune homme du printemps dernier, un peu grandi, et de qui l’organe de ténorino a mué dans ce court intervalle en un velouté, clair et chaud baryton. »
Verlaine 

L’émergence du terme ténor à la fin du XVIIIe siècle ne laissait guère présager l’inflation d’épithètes et de nuances dont la langue allait s’enrichir – ou s’encombrer – durant le XIXe siècle ! L’internationalisation du monde de l’opéra et la diversification des styles vont motiver l’élaboration d’une véritable typologie des voix. Les chanteurs vont se classer selon leurs dispositions vocales et dramatiques, propres à rencontrer les exigences de certains rôles plutôt que d’autres. 

Préparé par l’opera buffa et consacré par le romantisme, l’avènement du héros ténorisant est implacable. Rossini et Bellini font leur deuil du belcanto et de ses plus brillants représentants, les castrats. Le ténor, nouveau divo, triomphe sans partage – ou presque – sur toutes les scènes du monde. Une terminologie sophistiquée, parfois confuse et d’ailleurs âprement controversée, rend compte de la multitude des emplois et de la variété des styles d’écriture dévolus au ténor. Aucune classification ne fait vraiment l’unanimité, pas plus au XIXe siècle qu’aujourd’hui ; certains ne seront pas d’accord avec une définition, d’autres avec un exemple, c’est inévitable, seule la subjectivité y trouvera son compte. Les mots ont leur importance, mais l’essentiel, à mon avis, réside ailleurs : dans l’adéquation – ou plus exactement dans la manière dont chacun percevra l’adéquation – stylistique, dramatique et musicale entre un interprète et un rôle, dans la qualité de sa performance. Les définitions qui suivent sont à prendre comme autant de propositions, elles n’ont pas d’autre prétention et je ne me risquerais pas à donner des exemples de chanteurs contemporains afin de les illustrer. Libre à vous d’étiqueter vos artistes préférés… 

La première catégorie est la plus touffue (accrochez-vous !) : le ténor léger, le plus aigu des ténors, alliant souplesse et clarté, peut avoir une certaine puissance (Gerald dans Lakmé),


Illustration 3 : Jean-Alexandre Talazac, créateur de Gerald dans Lakmé © Palazzetto Bru Zane / fonds Leduc

il est proche du tenore di grazia, variante du ténor lyrique dans les opéras de Rossini et de ses contemporains (Lindoro dans L’Italienne à Alger, Percy dans Anna Bolena) et dont le ténor bouffe n’est qu’un emploi particulier, très exigeant quant au jeu scénique, mais pas nécessairement comique (Mime dans Siegfried, Goro dans Madama Butterfly), contrairement au ténor trial (du nom d’un chanteur d’opéra-comique), ténor nasal et à la projection réduite utilisé dans l’opéra français (Cochenille, Frantz dans Les Contes d’Hoffmann, Schmidt dans Werther). Enfin, le ténor (contr)altino est la forme la plus rare du ténor léger, puisqu’il atteint des notes extrêmement aigües sans recourir au fausset (paradoxalement, l’Astrologue du Coq d’Or de Rimsky-Korsakov, est souvent cité comme exemple alors que le compositeur requiert le fausset !), mais le terme était aussi utilisé pour décrire la voix très étendue de Giovanni Davide, ténor rossinien qui montait, en fausset, jusqu’au contre-fa et même jusqu’au contre-si bémol (si b 4). 


Illustration 4 : Giovanni Davide en Alessandro dans Gli arabi nelle Gallie de Pacini, portrait réalisé  par Francesco Hayez

Le ténor lyrique est doté d’un timbre plus riche que le ténor léger et d’une voix plus puissante, mais ses rôles privilégient encore la beauté de la ligne de chant plutôt que la vérité dramatique (Almaviva dans Il Barbiere di Siviglia, Alfredo dans La Traviata, Werther), le ténor de demi-caractère (di mezzo carattere) occupant une position intermédiaire entre le ténor léger et le ténor lyrique. Le ténor lirico-spinto (Le Duc dans Rigoletto, Rodolfo dans La Bohème), que d’aucuns appellent aussi ténor lyrique-dramatique, possède une voix essentiellement lyrique, mais large, puissante et incisive surtout dans les climax dramatiques (Don Alvaro dans La Forza del destino) ; le fort-ténorténor dramatiqueténor noble ou encore tenore di forza, plus puissant que le ténor lyrique, mais moins barytonant que le ténor héroïque, est requis pour les rôles les plus dramatiques de Donizetti et ceux du grand opéra français, certains l’apparentent aussi au lirico-spinto. Le plus ample et le plus puissant des ténors, le ténor héroïque (Samson), appelé aussi tenor robusto (Manrico, Otello de Verdi) et dont l’équivalent allemand est le Heldentenor wagnérien (Tristan, Siegfried), se caractérise par la plénitude, la rondeur et l’égalité du timbre, jusque dans l’aigu. Enfin les Italiens désignent par le terme baritenore (« ténor lourd »), un type de ténor grave dont la tessiture ne dépasse généralement pas le la 3, il se rencontre chez Rossini (Otello et Iago dans Otello ) et chez Mayr. Diminutif de tenoretenorino désigne un ténor très léger ou, péjorativement, une voix de ténor léger, faible et détimbrée, autrement dit un filet de voix ! 

4. La haute-contre2 

4.1. L’exception française 

« Castrato. Musicien qui chante le dessus. Hélas ! » 
Dictionnaire de la musique de Meude-Monpas (1787) 

Alors que partout en Europe, l’opera seria consacre le triomphe des castrats, la France choisit la voix de ténor pour incarner le héros de ses tragédies en musique. C’est pour des raisons avant tout politiques et culturelles que les castrats sont exclus de l’opéra français, ne nous leurrons pas : les motivations humanitaires ne s’exprimeront que tardivement, avec les Lumières. 

Invités par Mazarin avec d’autres chanteurs italiens, quelques castrats se sont produits à Paris dans des ouvrages de Marazolli, Sacrati (La Finta Pazza), Rossi (L’Orfeo) et Cavalli (Egisto, Xerse, Ercole amante). Dès 1645, lors de la production de La Finta Pazza, le public s’émerveille en découvrant les machineries de Torelli, mais critique déjà̀ le travestissement et la distribution des rôles. Plus que la voix, c’est la personne même du castrat qui dérange. Les compositeurs italiens privilégient les voix de soprani et contralti, voix de castrat ou de femme, plus brillantes et plus travaillées et le travestissement s’inscrit dans une dramaturgie stylisée où le réalisme n’a absolument pas sa place. L’identification entre l’interprète et le personnage ne repose absolument pas sur la ressemblance physique. Cependant, la majorité des Français semblent incapables d’imaginer des conventions musico-dramatiques différentes de celles en vigueur dans la tragédie en musique. L’opera seria paraît porter atteinte à leur conception du genre et de la sexualité. Cette apparente confusion des sexes les scandalise : c’est comme si les hommes se sentaient outragés dans leur virilité et les femmes, ridiculisées. 

 

Illustration 5 Luigi Rossi, « Lasciate Averno  » (Orfeo) – Eli McCormack (Orfeo), dir. Ingrid Matthews

A la mort de Mazarin, les chanteurs italiens sont congédiés. Le belcanto n’aura pas sa place dans la tragédie en musique, conçue par Louis XIV et Lully comme un art français et un acte politique fondateur. Une soixantaine de castrats seront importés, en plusieurs vagues, mais pour chanter les dessus à la Chapelle royale, sous les règnes successifs de Louis XIV, Louis XV et Louis XVI. Même Napoléon, qui a pourtant éradiqué la castration en Europe, engagera Crescentini pour sa Chapelle consulaire. Mais les castrats n’apparaîtront jamais plus sur les scènes d’opéra. C’est à peine s’ils feront des apparitions occasionnelles dans les chœurs, notamment dans ceux de La Naissance d’Osiris, d’Anacréon et de Pygmalion de Rameau. Antonio Bagniera (1638-1740) est la seule exception : Lully tire parti de sa voix angélique et de son physique enfantin (1m 20 !) pour le personnage de l’Amour dans Cadmus et Hermione ou celui d’un faune dans le prologue de Bellérophon. Choristes et solistes appréciés à la Chapelle royale (même si d’aucuns aimeraient les voir remplacés par des femmes), les castrats profitent du succès croissant de la musique italienne au XVIIIe siècle et apparaissent souvent aux Tuileries (Concert-Spirituel) ou dans des concerts privés. Par contre, Annibali, Albanese, Potenza – qui remporte un vif succès dans le Stabat Mater de Pergolèse – Savoi et Amantini ne se produisent pas à l’Opéra et les vedettes de passage en France, comme Caffarelli ou Guadagni, doivent se contenter de quelques récitals.

4.2. Le répertoire

Dans l’opéra français, la voix de ténor grave, appelée taille ou taille naturelle (mi 2 – sol 3) doit se contenter de rôles secondaires. Admetus dans Alceste et Thésée dans la tragédie éponyme de Lully sont les exceptions qui confirment la règle. Louis Cuvillier (mort en 1752), une des meilleures tailles de son temps, campe volontiers des personnages de vieilles femmes – il crée le rôle-titre des Amours de Ragonde de Mouret en 1742 – ou d’impressionnantes allégories (une des Parques dans les superbes trios d’Hippolyte et Aricie de Rameau). Cuvillier interpréta également la partie de Momus dans l’opéra-comique de Rameau, Platée. En fait, le rôle se partage entre la tessiture de basse-taille (dans le prologue) et la tessiture de taille (le reste de l’ouvrage), or, pour la reprise, Cuvillier chanta l’intégralité du rôle, ce qui ne peut que nous inciter à relativiser la pertinence et la précision du vocabulaire. 

Illustration 6 : Jean-Philippe Rameau, Pluton, Second Trio des Parques (Hippolyte et Aricie) – Nathan Berg (Pluton), Christopher Josey (Première Parque), Mathieu Lécroart (Deuxième Parque), Bertrand Bontoux (Troisième Parque), Les Arts Florissants, dir. William Christie

Nous sommes même parfois carrément induits en erreur par une nomenclature « vicieuse » (Framery) ou employée de manière tout à fait anarchique. Alors qu’il est encore page à la Chapelle royale, Louis Augustin Richer (1740-1819) débute dès l’âge de onze ans au Concert-Spirituel. Il s’y produit régulièrement entre 1763 et 1780, notamment dans le Stabat Mater de Pergolèse. Or, en 1765, Le Mercure de France le présente en ces termes : « Superbe voix de taille [sic], Richer a conservé la faculté de chanter le dessus sans l’aigreur du fausset, sans l’aridité des voix conservées contre l’ordre de la nature. » Une taille, soit un ténor, qui chante le dessus : avouez qu’ il y a de quoi perdre son français ! Quelle partie chantait-il dans le Stabat Mater de Pergolèse ? Celle d’alto ou de soprano ? Un ténor aigu qui chante en voix mixte pourrait tenir la partie d’alto, mais pas celle de soprano (jusqu’au si b 4 !), sauf à user d’un fausset particulièrement étendu, mais la chose est, esthétiquement, impensable en France (cf. faussets et hautes-contre féminines). 


Illustration 7 : Reprise en 2011 à l’Opéra-Comique de l’Atys légendaire du tandem Christie/Villégier (1987) © Pierre Grosbois

 

C’est pour la voix de haute-contre (mi 2 – do 4/ré 4), déjà prisée dans les ballets et les airs de
cour dès la fin du XVIe siècle, que seront écrits la plupart des premiers rôles masculins, souvent caractérisés par la jeunesse et l’héroïsme. Dans les ouvrages de Lully, d’abord, les rôles-titres de plusieurs tragédies : Atys (1676), Bellérophon (1679), Persée (1682), Phaéton (1683), Amadis (1684), mais aussi Acis dans sa pastorale Acis et Galatée (1686), ainsi que les rôles d’Alphée dans Proserpine (1680), Amour dans Psyché (1678) et Renaud dans Armide (1686). 

 

Illustration 8 : Jean-Baptiste Lully, « Ô tranquille sommeil » (Persée) – Zachary Wilder, Ensemble Correspondance, dir. Sébastien Daucé

Principale haute-contre de la maison des Guises, Marc-Antoine Charpentier a composé de nombreuses pièces parmi les plus belles et les plus expressives jamais écrites pour cette voix : à côté des nobles et bouleversants Airs sur les Stances du Cid (1637), pour haute-contre et basse continue, le rôle d’Orphée dans son opéra de chambre La descente d’Orphée aux Enfers (1686-1687), David dans sa tragédie biblique David et Jonathas (1688) et Jason dans Médée (1693), son chef-d’œuvre. 

 

Illustration 9 Marc-Antoine Charpentier, « Percé jusques au fond du cœur  » (Airs sur les Stances du Cid) – Paul Agnew, Les Arts florissants, dir. William Christie

Les successeurs de Lully privilégient également la voix de haute-contre, notamment Desmarest (Enée dans Didon, 1693), Marin Marais (Ceix dans Alcyone, 1706), André Cardinal Destouches ( Agenor dans Callirhoé, 1712), ou Jean-Marie Leclair (Scylla dans Scylla et Glaucus, 1746). C’est la voix extraordinaire de Jélyotte (cfr. Les artistes) qui inspire à Rameau ses plus grands rôles masculins : les rôles-titres dans Hippolyte et Aricie (1733), Castor et Pollux (1733/1754), Dardanus (1745) et Zoroastre (1756), mais aussi Abaris dans Abaris ou les Boréades (1764) alors que de nombreuses parties sont encore écrites pour haute-contre dans ses ballets et opéras-ballets : Valère, Don Carlos, Tacmas et Damon dans Les Indes galantes (1735) ; Momus, Thélème, Lycurgue et Mercure dans Les Fêtes d’Hébé ou les Talens liriques (1739) ou le rôle-titre de Pygmalion (1748). 

Illustration 10 : Jean-Philippe Rameau, « Séjour de l’éternelle paix » (Castor et Pollux) – A nocte temporis, Reinoud Van Mechelen, haute-contre et direction 

Gluck ne s’y trompe pas : pour la création parisienne d’Orphée et Eurydice (1774) il transpose le rôle-titre, écrit pour le contralto Guadagni, en tessiture de haute-contre et le confie à Joseph Legros, qui chantera aussi pour lui les rôles d’Achille (Iphigénie en Aulide,1774), Renaud (Armide, 1777), Pylade (Iphigénie en Tauride, 1779) et Cynire (Echo et Narcisse, 1779). 

La haute-contre tient aussi la deuxième voix dans les chœurs, beaucoup plus développés dans la musique de scène française que dans l’opéra italien. On ne peut pas vraiment dire qu’il chante la partie d’alto car la voix féminine (dessus) est souvent subdivisée. La partie de chœur intermédiaire tenue par les hautes-contre évolue dans une tessiture similaire à celle des rôles solistes, mais son ambitus est une tierce, voire une quarte plus haut, ce qui donne à penser qu’à l’époque, la partie de haute-contre de chœur était assumée par de vrais ténors aigus, mais aussi par des falsettistes évoluant dans le bas de leur tessiture. 

Cette particularité a souvent servi le propos des compositeurs : en témoignent l’utilisation de chœurs d’hommes (haute-contre, taille, basse) où la voix supérieure est très aiguë, donc forcée et nasale et constitue un artifice des scènes infernales (Thésée de Lully, acte III ; Hippolyte et Aricie de Rameau, acte II, etc.), mais aussi l’utilisation dans le chœur féminin de hautes-contre travesties qui rendent les chœurs de prêtresses plus solennels. 

Il est à noter, enfin, que cette tradition d’une voix de ténor très aiguë dans les chœurs d’opéra français a perduré jusqu’au XIXe siècle. En effet, la plupart des compositeurs français, contrairement à leurs collègues européens, n’écrivaient pas de partie d’alto dans leurs chœurs d’opéra, mais deux voix de soprano et deux voix de ténor, dont la plus aiguë se rapproche, dans sa tessiture, d’une voix de haute-contre (c’est particulièrement flagrant chez Gounod, Bizet et surtout Offenbach). 

4.3. Les artistes 

« La voix de ce divin chanteur [ Jélyotte ]
Est tantôt un zéphir, qui vole dans la plaine, 
Et tantôt un volcan, qui part, enlève, entraîne, 
Et dispute de force avec l’art de l’auteur. » 
Anecdotes dramatiques, 1775, article « Indes galantes » 

Dans l’ « opéra » baroque français, il n’y a pas de place pour les stars du chant : le vedettariat des artistes lyriques ne se développe vraiment qu’avec Rossini, lorsque l’opera seria jette ses derniers feux. La tragédie en musique exige avant tout de bons acteurs et même si Rameau enrichit la partie vocale, l’esthétique du belcanto heurte les habitudes du public généralement réfractaire aux ouvrages italiens. Le chant reste subordonné au drame, au texte (cf. Défense et illustration de la langue française) et le public, qui s’enthousiasme autant, sinon davantage, pour le spectacle des machines et pour les ballets, est dérangé par la vocalité débridée de l’opéra italien. 


Illustration 11 : Pierre Jélyotte (1713-1797) dans le rôle de la nymphe Platée dans Platée ou Junon jalouse, opéra-bouffe de Jean-Philippe Rameau (Portrait de Coypel vers 1745) © DR

Dumesnil (mort vers 1715) fut sans doute la plus célèbre haute-contre du Grand Siècle. Remarqué par Lully alors qu’il n’était encore que marmiton chez l’intendant de Montauban, il débuta à l’Académie royale en créant le rôle de Triton dans Isis (1677). Son répertoire inclut de nombreuses créations du Florentin, d’Amadis à Acis en passant par Médor dans Roland, mais aussi des œuvres de Charpentier (Jason dans Médée), de Campra (Octavio dans L’Europe Galante), d’André Cardinal Destouches (Amadis dans Amadis de Grèce), de Pascal Collasse (Pélée dans Thétis et Pélée) et Marin Marais (Bacchus dans Arianne et Bacchus). Partenaire habituel de Marthe [Marie] Le Rochois, qui créa les grandes héroïnes de la tragédie en musique, d’Armide à Médée, Dumesnil était décrit comme une « haute-taille des plus hautes » (Parfaict, 1741). 

Antoine Boutelou (env. 1665-1740), particulièrement doué pour les emplois comiques, a fait carrière sous les règnes de Louis XIV et Louis XV, apparaissant entre autres dans des reprises du Bourgeois Gentilhomme du tandem Molière-Lully (1707/1729) et dans Les Elémens de Lalande et Destouches (1721). De sa voix, Jean de Laborde écrivait que « le son en était si plein, si beau et si touchant qu’on ne pouvait l’entendre sans en avoir l’âme affectée » (Essai sur la musique ancienne et moderne, 1780), celle du Roi Soleil était bouleversée au point qu’il ne pouvait retenir ses larmes. 

Avant d’être une grande haute-contre, Pierre de Jélyotte (1713-1797) fut surtout LE chanteur français le plus célèbre de son époque. Le trio exceptionnel qu’il formait avec le dessus Marie Fel et la basse-taille Claude Chassé fut pour beaucoup dans le succès que devaient rencontrer les ouvrages de Rameau. 

Jélyotte fit des débuts remarqués à l’opéra dans Dardanus (1739), un drame que le compositeur remettra sur le métier cinq ans plus tard en destinant au rôle-titre un lamento (« Lieux funestes… ») que Marc Minkowski n’hésite pas à considérer comme le « plus bel air de haute-contre jamais écrit ». C’est probablement une des scènes de désespoir les plus sombres et les plus émouvantes de toute l’histoire de l’opéra. Certes, le rôle de Castor (Castor et Pollux, 1737), lui aussi révisé en 1754, ou la redoutable ariette de Zaïs (1748) : « Règne, Amour », nous donnent une idée de l’aisance et de la souplesse de la voix (fa #2- ré 4) ; en outre, ses contemporains décrivent un timbre argentin et ne tarissent pas d’éloges sur la noblesse de son jeu, mais nous sommes malheureusement condamnés à imaginer, à rêver la singularité des accents, des inflexions qui ont inspiré Rameau. Dufort de Cheverny raconte que sa voix couvrait le chœur dans Pygmalion et que tout Paris se pressait pour l’entendre en Zoroastre s’exclamer, au milieu du tonnerre, « Ciel ! Thémire expire dans mes bras ».  C’est dans une œuvre aujourd’hui méconnue, mais qu’il chanta dans son dialecte natal, la pastorale occitane Daphnis et Alcimadure de Mondonville (1754-5), que Jélyotte connut sans doute son plus grand succès. Il interprétait également des motets et chansons de sa composition qui, pour la plupart, ont disparu. 

Illustration 12 : Jean-Philippe Rameau, « Lieux funestes » (Dardanus) – John Mark Ainsley, Les Musiciens du Louvre, dir. Marc Minkowski

Cadet de Jélyotte, François Poirier excellait dans le registre le plus aigu et tenait d’ailleurs la partie supérieure face à Jélyotte dans le duo pour hautes-contre « Charmant amour » de La Princesse de Navarre de Rameau. Parmi les trois frères Bêches (Pierre, Marc François et Jean-Louis), tous trois hautes-contre à la Chapelle royale, surtout connus aujourd’hui des historiens pour les mémoires rédigés par Marc François (1729), c’est ce dernier qui était manifestement le plus doué. Il se produisait également à Notre-Dame et au Concert Spirituel, ses apparitions soulevèrent l’enthousiasme du Mercure de France (septembre 1794) et il était alors, avec Jélyotte et Poirier, la haute-contre la plus appréciée. 

Recruté par Francoeur et Rebel, Joseph Legros (1739-1793) fit ses débuts à l’Académie royale en 1764, dans Titon et l’Aurore de Mondonville et ne quittera cette maison qu’à sa retraite, en 1784. Legros s’est lui aussi illustré dans les tragédies de Rameau et a participé à plus d’une trentaine de créations : les principaux opéras en français de Gluck, Roland (Medor, 1778), Atys (rôle-titre, 1780) et Iphigénie en Tauride (Pylade, 1781) de Piccini, Renaud de Sacchini (1783) constituant sa dernière prise de rôle. Il chantait également au Concert-Spirituel, qu’il dirigea entre 1777 et 1790, offrant au public de nombreux airs italiens dont il devenait friand – lui-même s’était facilement adapté au style italianisant de Philidor (Sandomir dans Ermelinde, 1767) –, mais aussi des œuvres de Haydn et Mozart. 

4.4. Une tessiture problématique  

« Les femmes semblent avoir décidé, on ne sait pourquoi, que la haute-contre doit être l’amant favorisé, elles disent que c’est la voix du cœur : des sons mâles et forts alarment sans doute leur délicatesse. » 
Encyclopédie de Diderot et D’Alembert , article « basse-taille » 

L’interprétation du répertoire de haute-contre pose aujourd’hui de réelles difficultés : les tessitures sont parfois très élevées – c’est notamment le cas de David dans David et Jonathas de Charpentier3 (d’abord confié à des contre-ténors) surtout de plusieurs rôles créés par Jélyotte (Castor, Platée, Pygmalion, Zoroastre) ou Legros (l‘Orphée de Gluck abonde en si 3, do et ré 4) – et requièrent des voix de ténor naturellement très aiguës, souples et agiles et en même temps suffisamment puissantes, sonores pour ne pas être couvertes dans les passages accompagnés par les chœurs ou l’orchestre tout en demeurant compréhensibles

4.4.1 Défense et illustration de la langue française

« La liquidité de la voix, signe d’une âme languie,
avait été une fois pour toutes identifiée au stupre
de Néron, dont les plaisirs modifiaient l’élocution. »
Père de Cressoles, Vocationes Autumnales 

Tragédie en musique : l’expression est transparente, elle ancre l’ « opéra français » dans le théâtre, qui connaît alors son apogée. Il est impossible de comprendre l’esthétique française sans tenir compte de cette dimension fondamentale. La France entend rivaliser avec l’opéra italien en offrant au monde un véritable théâtre musical dans lequel la musique et le chant sont au service du texte, ce qui doit en assurer la supériorité. L’intelligibilité du texte est donc primordiale et le chant fleuri, voluptueux, brillant des Italiens est contraire au bon goût. 

De la Renaissance à la Révolution, le chant français s’inspire d’un seul modèle : le théâtre parlé. Lecerf de la Viéville ne se trompe probablement pas lorsqu’il affirme que le récitatif lullyste s’inspire de la déclamation de la Champsmelé, célèbre actrice : les interprètes des premières tragédies de Lully travaillent la déclamation lyrique, mais ne sont pas entraînés par des professeurs de chant. Celui-ci est considéré comme une variante de la parole et les deux formes d’expression sont envisagées sous l’angle de la déclamation. Les ouvrages destinés aux chanteurs traitent essentiellement de règles rhétoriques, visent la perfection de l’intonation et modèlent la vitesse de la déclamation sur le débit de la déclamation théâtrale. En fait, les arts du chant sont plutôt des traités de diction que des manuels de technique vocale. 

Illustration 13 : École française, La Champmeslé © DR

L’âge classique est une période capitale dans l’histoire de la langue. Une armée de théoriciens, de grammairiens et de linguistes avant l’heure en règlementent l’usage : ils fixent la prononciation, l’orthographe et le mythe du génie de la langue française que la nouvelle Académie fondée par Richelieu gardera jalousement. « En France, la tradition de la diction théâtrale est une norme qui offre le modèle opératoire à la langue. […] la langue française parlée qui servira de base au chant est liée à un dressage social et physiologique de la diction. 4». Autant dire que l’intelligibilité du texte est capitale. 

La langue est précisément le premier obstacle que pose l’interprétation du répertoire
français. Au XVIIe siècle, les diphtongues et de nombreuses consonnes implosives et finales disparaissent et l’articulation revêt un caractère de plus en plus antérieur, la transition de consonne à voyelle est nette, sans diffusion entre les sons. C’est l’apparition du mode tendu, croissant et antérieur, caractéristique du français et qui se prête difficilement au chant. Au fur et à mesure que la voix s’élève dans l’aigu et gagne en puissance, le chant menace la compréhension du texte, notamment des voyelles nasales. Ce n’est pas un hasard si la tessiture des rôles écrits à l’âge classique est généralement réduite, plus proche de la voix parlée. A fortiori, une voix opératique précarise davantage encore la diction. Sous l’influence de l’opéra italien, Rameau écrira pour des voix plus longues, plus puissantes, souples et brillantes. Il disposait, nous l’avons vu, d’interprètes d’exception (Fel, Jélyotte et Chassé), de chanteurs à part entière et non d’acteurs. Aujourd’hui, certains chanteurs sont confrontés à un vrai dilemme : s’ils chantent assez fort pour que leur voix passe l’orchestre ou se détache des chœurs, les spectateurs risquent de ne plus comprendre les paroles ; en, revanche, s’ils privilégient la prononciation, leur voix risque d’être couverte par les autres musiciens. Il est encore plus difficile de concilier la diction et la beauté du chant dans une tessiture aiguë ; c’est tout le défi qui se pose aujourd’hui aux hautes-contre. 

4.4.2. Des voix forcées 

Il est possible de trouver des ténors ultra-légers et souples, notamment les « high tenors » britanniques, qui décrochent facilement en voix de tête et passent très bien, du moins au disque, dans certaines œuvres : ainsi Charles Daniels et plus récemment Samuel Boden dans les motets solistes de Mondonville). Par contre, même en rétablissant le diapason, plus bas, en usage aux XVIIe et XVIIIe siècles, en utilisant des instruments d’époque (ou des copies) et en respectant les effectifs originaux, ces chanteurs n’auraient pas l’étoffe vocale, la puissance requise pour incarner les rôles héroïques de certaines tragédies. On recourt le plus souvent à des ténors qui maîtrisent la technique de la voix mixte et le style déclamatoire très particulier en vigueur dans l’ « opéra » français. Bien sûr, chaque rôle est à considérer individuellement. 

 

Illustration 14 : Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville, « Montes exultaverunt »  – Samuel Boden, Le Concert d’Astrée, dir. Emmanuelle Haïm

Jean-Paul Fouchécourt, doué d’une voix naturellement très légère, s’est spécialisé dans les emplois de haute-contre et a développé cette voix mixte, combinaison habile des registres de poitrine et de fausset, en prenant exemple sur le ténor mozartien Léopold Simoneau. 

 

Illustration 15 : André Campra, « Soyez témoin de mon inquiétude » (Idoménée) – Jean-Paul Fouchécourt, Bernard Deletré, Les Arts Florissants, dir. William Christie

Parmi les artistes qui se sont illustrés avec succès dans ce répertoire exigeant, citons également : Guy de Mey (Atys) ; John Elwes ( Pygmalion, Zaïs, Zoroastre) ; Howard Crook (Atys, Castor, Renaud) ; Gilles Ragon (inoubliable Platée) ; Mark Padmore (très bel Hippolyte) ; Paul Agnew, une des plus belles hautes-contre des années 90-2000 ; François-Nicolas Geslot et Cyril Auvity. 

Illustration 16 : Jean-Baptiste Lully, « Plus j’observe ces lieux » (Armide) – Howard Crook, La Chapelle Royale, dir. Philippe Herreweghe

 

 

Illustration 17 : Marc-Antoine Charpentier, « Tristes déserts » – Cyril Auvity, Ensemble l’Yriade

Parmi les interprètes les plus recherchés aujourd’hui, les vocalités sensiblement différentes de Mathias Vidal, Cyrille Dubois et Reinoud Van Mechelen confirment qu’il faut davantage considérer la haute-contre comme un emploi plutôt que comme une typologie vocale précise. De plus, l’ambitus, les exigences tant techniques que dramatiques des parties de haute-contre sont extrêmement diverses, comme le montrent les rôles cités précédemment (cf. 4.2. Le répertoire). 

 

Illustration 18 : Jean-Philippe Rameau, « Des biens que Vénus nous dispensent » (Dardanus) – Gaëlle Arquez, Mathias Vidal, Ensemble Pygmalion, dir. Raphaël Pichon

L’Abaris de Philippe Langridge ou le Dardanus de John Mark Ainsley démontrent que ce répertoire n’est pas l’apanage de spécialistes. Richard Croft, superbe ténor haendélien et mozartien fit également sensation dans l’Orphée de Gluck sous la direction de Marc Minkowski. 

 

Illustration 19 : Christoph Willibald Gluck, « J’ai perdu mon Eurydice » (Orphée et Eurydice) – Richard Croft, Les Musiciens du Louvre, Marc Minkowski

Quelques falsettistes se sont aussi aventurés en terres françaises (René Jacobs et même James Bowman), trois d’entre eux s’attaquant même avec plus (Henri Ledroit, Gérard Lesne) ou moins (Paul Esswood) de bonheur au rôle-titre de David et Jonathas. Qu’importe le flacon, quand le texte est aussi bien investi…

 

Illustration 20 : Marc-Antoine Charpentier, « Ciel ! Quel triste combat en ces lieux me rappelle… » (David et Jonathas) – Gérard Lesne, Les Arts Florissants, dir. William Christie

En réalité, les critiques dont les hautes-contre furent la cible, surtout au XVIIIe siècle, prouvent que les interprètes rencontraient déjà des difficultés avec cette tessiture. Même si Rousseau a le goût de l’exagération et de la polémique, son opinion n’est pas isolée lorsqu’il affirme que « la Haute-Contre en voix d’homme n’est point naturelle ; il faut la forcer pour la porter à ce diapason ; quoiqu’on fasse elle a toujours de l’aigreur et rarement de la justesse » (Dictionnaire de la musique, 1768) Framery observe également que « plusieurs, pour parvenir aux sons les plus aigus sont obligés de forcer leurs moyens naturels en se resserrant le gosier ; mais ils perdent ainsi en agréments ce qu’ils gagnent en étendue, car ces sons étranglés manquent de douceur et de pureté » (Encyclopédie méthodique, 1791). Certaines hautes-contre auraient donc tendance à forcer la voix, à essayer de monter le plus haut possible en registre de poitrine, plutôt que de passer en fausset. 

En lisant ces critiques, il est difficile de ne pas songer à l’urlo francese, le chant français, tel qu’on le brocardait en Europe. Habitués aux suavités du chant italien, des étrangers de passage sont horrifiés par les cris des chanteurs français. « Chanter, terme honteusement profané en France, écrivait Grimm, et appliqué à une façon de pousser avec effort les sons hors du gosier et de les fracasser sur les dents avec un mouvement de menton convulsif ; c’est ce qu’on appelle chez nous crier. » (Lettre sur Omphale). Dans sa Lulliade, Calzabigi explique que « celui qui hurle le plus, l’emporte : ainsi en est-il de l’opéra en France. De nos Caffarelli, Giziello, Marchesini, etc., ils ont l’habitude de dire qu’ils « jouent de la flûte » avec leurs voix ; je crois vraiment qu’ils ne les entendent pas. J’observai plusieurs fois à ce spectacle qu’ils appellent « concert spirituel », quand Cafarelli, la Mingotti, la Frasi, etc. y chantaient, que ceux qui par hasard étaient assis très près du chanteur, ne donnaient pas signe de mécontentement, mais au contraire de satisfaction ; à mesure que les places s’éloignaient, ils appréciaient de moins en moins et au fond de la salle ils auraient volontiers sifflé ou lancé des tomates. » 

Bien sûr La lulliade a des accents pamphlétaires et la Lettre sur Omphale amorce la « Querelle des Bouffons », mais de nombreux témoignages convergent dans le même sens. Dans ses mémoires5, le sopraniste Filippo Balatri rapporte comment, lors d’un séjour à Lyon, les rires de l’assemblée l’interrompirent alors qu’il avait à peine commencé son air. Interloqué, il se fit expliquer que le public n’était pas habitué à entendre des « ahah » : les passages élaborés sont pour les violons, les mots pour la voix. Un passage de huit notes suffit largement aux meilleurs chanteurs. En fait, les « ahah » du castrat n’étaient que la vocalise initiale de l’aria ! Balatri demande à entendre le chant français, une jeune fille se met au clavecin. Après avoir subi des hurlements « qu’on aurait pu entendre de Lyon jusqu’à Londres », Balatri propose de chanter à son tour dans le style français. Bien qu’il exagère à l’envi les stridences du chant français, sa prestation, loin d’être ressentie comme une plaisanterie, suscite l’admiration du public ! Moins d’un siècle plus tard, Mozart réitère le même constat, désolant. 


Illustration 21 : Marco Ricci, le castrat Filippo Balatri

Les Français ne sont évidemment pas sourds, contrairement à ce que conclut Calzabigi, mais leur chant est plus guttural, issu de la déclamation théâtrale, aux antipodes de la vocalité italienne. Il faudra attendre le XIXe siècle pour qu’apparaisse une véritable école de chant française. En 1819, un journaliste allemand, encore habitué à cette « mode de l’aboiement », s’étonne de découvrir une artiste française au chant harmonieux et très musical : « Les sons émis par cette femme ressemblaient encore jusqu’à présent à ce que les Allemands ou les Italiens s’accordent depuis des siècles à nommer chant ; mais en France, particulièrement au grand opéra, cela passe pour un gazouillement d’oiseau insignifiant. » (Allgemeine musikalische Zeitung de Leipzig, 28 avril 1819). 

Maintenant, faut-il nécessairement incriminer la médiocrité du chant français lorsque nous découvrons que bon nombre de hautes-contre forçaient leur voix ? En examinant la tessiture extrêmement tendue dans laquelle évolue la partie de haute-contre des grands motets lorrains d’Henry Desmarest, nous pouvons imaginer les difficultés auxquelles étaient confrontés les chanteurs de l’époque. D’ailleurs, le Studio de Musique Ancienne de Montréal, qui a enregistré ces œuvres en première mondiale, n’a pu réunir suffisamment de ténors aguerris pour affronter cette partie de haute-contre et leur a joint des falsettistes ! Les créateurs de ces motets n’étaient pas forcément plus à l’aise. Toutes les hautes-contre ne chantaient pas avec aisance dans une tessiture suraiguë, à l’instar de Jélyotte ou Legros. 

En fait, l’évolution de l’écriture musicale au cours du XVIIIe siècle ne s’est pas accompagnée d’une amélioration rapide et sensible du niveau des chanteurs. Quelques artistes particulièrement doués ne doivent pas nous faire oublier que des générations d’acteurs-chanteurs, à la technique rudimentaire, plus soucieux de déclamation que de beau chant, se sont succédé sur les scènes françaises. Il est permis de se demander dans quelle mesure les exigences des compositeurs ne manquaient de pas réalisme. Castil-Blaze dénonce avec vigueur ce qu’il considère comme une tendance typiquement française : « Ce n’est qu’en France que l’on a la manie de porter les voix au-delà de leur diapason. Je voudrais, au contraire, les resserrer dans leur bornes les plus étroites, pour n’en obtenir que des sons purs et nourris. La nature, l’art et le goût ont dicté des lois à ce sujet, on ne devrait jamais s’en écarter. »(De l’opéra en France, 1820). Mais lorsqu’il aspire à « des sons purs et nourris », l’auteur n’adresse-t-il pas, allusivement, une critique au mélange des sons de poitrine et de fausset, à cet artifice que constitue la voix mixte ? Une dizaine d’années plus tard, Gilbert Duprez mettra un terme au clair-obscur baroque et lancera la mode du contre-ut de poitrine, éclatant et « viril ». 

4.4.3 La voix mixte 

Faute d’une voix naturellement longue et facile, les meilleures hautes-contre devaient maîtriser le fameux passage des registres grâce à la voix mixte. Rétrospectivement, les témoignages concernant la voix de Nourrit le donnent à penser (cf. infra). Par contre, si elle ne possède pas cette technique, la haute-contre préfère encore forcer sa voix, quitte à hurler, plutôt que d’exposer son fausset, un timbre détestable aux oreilles françaises (cf. Faussets et hautes-contre féminines). Lecerf de la Viéville reflète le goût majoritaire en France lorsqu’il interroge ironiquement François Raguenet, conquis par les voix « nettes et touchantes » des « incommodés » (Parallèle des Italiens et des Français, 1702) : « Mais ne sembleroit-il pas que nous avons sur nos Théâtres que des voix grosses et mâles ? Lorsqu’il faut remplir les rôles d’Amans préférés, n’avons-nous ni hautes-contre ni tailles, dont les voix sont aussi douces, aussi fléxibles [sic] et aussi hautes qu’elles le doivent être, pour dire tendrement les douceurs ? D’abord il est naturel et vraisemblable que tous les hommes aient la voix mâle. Ainsi, quand les voix des Amoureux, des premiers rôles, sont si perçantes et si en faucet [castrats], outre que cela devient aigre aux oreilles et incommode pour les airs en parties : cela a encore le défaut d’être trop féminin, trop Damoiseau. » (Comparaison de la Musique Italienne et de la Musique Françoise, 1705-6). Et pour avoir l’air mâle, la haute-contre doit absolument éviter que le passage en fausset s’entende. 

Jélyotte et Legros étaient-ils passés maîtres dans l’art de fusionner les registres ou la Nature leur avait-elle offert un organe exceptionnel ? Joseph de Lalande nous a laissé́ un témoignage précieux, mais délicat à interpréter : 

« J’ai dit que le tenore des Italiens étoit la haute-contre des François ; du moins les tenori n’en différeroient presque pas s’ils voulaient chanter sans faire les singes des castrats, par la quantité de roulades et de broderies, qui défigurent l’ouvrage des compositeurs. Le tenore va de ut à sol en pleine voix, et jusqu’à re en falzetto [sic] ou fausset ; mais cela n’est pas sans exception ; Babbi montoit jusqu’à ut en pleine voix, de même que Caribaldi, jusqu’à l’âge de quarante-huit ans. Amorevoli, qui étoit un peu plus ancien, alloit jusqu’à re. A Paris, Geliot avoit la même étendue que Amorevoli, et Legros avait celle des deux premiers ; ces qualités de voix, dans tous les pays, sont très-rares ; Lainez va jusqu’au la forcé, Dufrenoy jusqu’au sol forcé ; tous ceux qui ont succédé à Legros, sont obligés de crier pour arriver au ton de la haute-contre, excepté Rousseau ; mais il a le timbre plus petit. » (Voyage en Italie, 1786). 

Trois choses semblent sûres : d’abord, Jélyotte et Legros ne forçaient pas ; d’autre part, les hautes-contre ne chantaient pas en fausset, elles n’isolaient pas ce registre ; enfin, il se confirme que les successeurs de Jélyotte et Legros éprouvaient de sérieuses difficultés à chanter dans la même tessiture. Une lecture au pied de la lettre nous amène également à conclure que les deux meilleures hautes-contre de leur temps chantaient les notes les plus aiguës avec leur registre de poitrine (« en pleine voix »6 ). Mais si, en parlant de « pleine voix », Lalande traduisait ses impressions plutôt que la réalité ? S’il était trompé par une voix naturellement homogène, égale et sonore du grave à l’aigu, qu’il croit produite en registre de poitrine ? Nous pourrions alors supposer, avec René Jacobs, que Jélyotte et Legros maîtrisaient à la perfection la technique de la voix mixte. 


Illustration 22 : Adolphe Nourrit en Raoul dans Les Huguenots

Les témoignages concernant la voix et la technique d’Adolphe Nourrit (1802-1839) tendent à conforter cette lecture. Le ténor dramatique Gilbert Duprez (1806-1896), qui connaissait bien Nourrit, écrivait que « sa voix tenait de ce qu’on appelait jadis la haute-contre, s’étendant très haut dans un registre mixte. » (Souvenirs d’un chanteur, 1880). Rossini lui avait écrit les rôles de Neocles (Le Siège de Corinthe), du Comte Ory, d’Amenophis (Moise et Pharaon) et d’Arnold (Guillaume Tell). Entre 1826 et 1836, Nourrit élargit son répertoire avec Masaniello (La Muette de Portici d’Auber), Robert et Raoul (Robert le Diable et Les Huguenots de Meyerbeer) et Eleazar (La juive d’Halévy). Nous imaginons mal un tenorino venir à bout de ces rôles dramatiques, affronter la dynamique et la densité de l’orchestre rossinien ! A la fin de sa vie, Nourrit essaya d’adopter la technique de la « voix sombrée » ainsi nommée et développée par Duprez : mal lui en prit. « En gagnant certaines qualités … j’en avais perdu d’autres essentielles … J’espérais toujours qu’avec le temps je pourrais retrouver ces nuances fines qui étaient le propre de mon talent, et cette variété d’inflexions auxquelles j’avais dû renoncer pour me conformer aux exigences du chant italien comme on l’entend aujourd’hui… Mon ancienne voix n’était plus à ma disposition… ma voix mixte et ma voix de tête avaient disparu. » (Lettre à Eugène Duverger, Naples, 13 octobre 1838, je souligne cette précision capitale). Nourrit fut donc un des derniers représentants de cette voix de haute-contre, jugée, selon Castil-Blaze, « claire et flûtée » par les nouvelles générations et peu apte à exprimer les passions. 

5. La confusion entre haute-contre et contre-ténor 

Quand Alfred Deller a ressuscité le contre-ténor en tant que soliste, sa voix a bien sûr fasciné, mais aussi profondément troublé ses contemporains et suscité pas mal de confusions et d’erreurs. Deller était un falsettiste : un baryton qui, pour l’essentiel, utilisait son registre de fausset. Il renouait avec la tradition, longtemps vivace en Angleterre, des countertenors. Le mot trouve son origine dans la partie de la polyphonie apparue au XVe siècle à côté du tenor, mais évoluant dans une tessiture plus aiguë : le contratenor altusCountertenor désignait donc cette partie nommée contralto en italien, alt(us) en allemand et haute-contre en français. C’est pourquoi, au XXe siècle, le mot countertenor a été traduit par haute-contre7. Mais s’ils désignent tous deux la partie d’alto, en revanche, ils ne recouvrent pas exactement la même tessiture et ne sont donc pas forcément interprétés par le même type de voix. C’est évidemment ici que les choses se corsent. 

En réalité, l’ambitus du countertenor est assez extensible et le mot désigne deux catégories vocales : tout d’abord un ténor élevé (high tenor), comparable à la haute-contre, que l’on pourrait qualifier de « contre- ténor grave », qui dépasse d’environ une tierce la tessiture du ténor. De William Turner (1651-1759), dont la voix naturelle atteint le diapason du countertenor, Burney dit « qu’il s’agit d’une circonstance si rare que s’il travaille sa voix, celui qui la possède est sûr de trouver un emploi. » Damascène et Bowcher (Boucher), lequel monte jusqu’au do 4, sont des countertenors d’origine française, vraisemblablement des hautes-contre. Mais le countertenor désigne aussi le falsettiste, que l’on pourrait qualifier de « contre-ténor aigu », et dont la voix peut s’étendre jusqu’au fa 4 (David dans l’oratorio Saul de Haendel), mais qui n’exclut pas l’usage du registre de poitrine pour les notes les plus graves. Walter Powell remplaçait le castrat contralto Senesino dans les productions de Haendel (Athalie ou Deborah). Basse à la Chapelle royale, Purcell était aussi countertenor et chanta l’air Tis Natures’s voice (Ode à Sainte Cécile) lors de la fête de sainte Cécile en 1692. Haute-contre et countertenor ne sont donc pas des synonymes parfaits. En somme, une haute-contre était un countertenor, mais un countertenor n’était pas forcément une haute-contre

Illustration 23 : Georg-Friedrich Haendel,  « O Lord whose Mercies numberless »  (Saul) – Andreas Scholl, Orchestra of the Age of Enlightnement, dir. Roger Norrington

Bien que le terme countertenor ait été traduit en français par contre-ténor (kontratenor en allemand, controtenore en italien et contratenor en espagnol), ce néologisme n’a pas empêché l’usage anarchique du mot haute-contre pour désigner la plupart des émules d’Alfred Deller : de purs falsettistes comme James Bowman et Paul Esswood ou des falsettistes qui utilisent également leur registre de poitrine pour les notes graves (René Jacobs, Jeffrey Gall, Derek Lee Ragin, Gérard Lesne, etc.). En fait, les termes haute-contre et contre-ténor ont été employés indifféremment pour désigner les falsettistes et les ténors hautes-contre. La réapparition du falsettiste a tellement troublé mélomanes et musiciens que Roland Mancini, dans un Larousse de la Musique, explique correctement la différence entre un falsettiste et une haute-contre, mais cite le même Alfred Deller comme parfait exemple de l’une et l’autre voix ! D’autres ont enseigné que le terme haute-contre désignait le falsettiste – croyant sans doute que Rousseau évoquait le fausset lorsqu’il évoquait une voix forcée – et le contre-ténor une voix de ténor, naturelle et très aiguë… 

Aujourd’hui encore, l’erreur est fréquente et certains chanteurs ont eux-mêmes entretenu la confusion : Gérard Lesne, après s’être fait appeler contralto, s’est nommé haute-contre et en justifiant ainsi le choix de son répertoire (notamment Charpentier) alors qu’il est un baryton falsettiste, contraint, dans le répertoire de haute-contre, à multiplier, plus ou moins habilement, les changements de registre. Précisons encore qu’à l’instar du mot contre-ténor, le mot haute-contre est aussi employé abusivement pour désigner les sopranistes ou soprani masculins. Ceux-ci n’ont bien sûr rien à voir avec les ténors hautes-contre : il s’agit, la plupart du temps, de falsettistes dont le fausset est exceptionnellement étendu et se déploie dans la tessiture du soprano et, beaucoup plus rarement, de sopranos qui n’ont pas – ou presque pas – mué (par exemple suite à un déficit hormonal nommé syndrome de Morcier-Kallman), à l’image de Bruno de Sà ; en aucun cas, il ne s’agit de castrats, ceux-ci ont fort heureusement disparu ! 

Illustration 24 : Alessandro Scarlatti, « Dalla mandra » (Cain o il primo omicidio) – Bruno de Sà, Ensemble Artaserse, dir. Philippe Jaroussky

 

6. Faussets et hautes-contres féminines  

L’emploi précoce du mot falsettiste, calque moderne de l’italien, aurait évité bien des problèmes, y compris sans doute des erreurs de distribution. En revanche, la confusion était impossible aux XVIIe et XVIIIe siècles : les falsettistes sont très peu prisés en France. Bénigne de Bacilly (Remarques curieuses sur l’art de bien chanter (1679)) relate que « ceux qui ont la voix naturelle méprisent les voix de fausset, comme fausses et glapissantes ; et ceux-cy tiennent que la fin du chant paroist bien plus dans une voix de taille naturelle, qui pour l’ordinaire n’a pas tant d’éclat, bien qu’elle ait de justesse ». L’auteur évoque des griefs qui seront formulés au XXe siècle à l’égard de certains falsettistes : « les voix de fausset […] ont de l’aigreur et manquent souvent de justesse, à moins que d’estre si bien cultivées qu’elles semblent estre passées en nature », mais, fait rare, concède aux falsettistes certains avantages : « […] si l’on y faisoit bien réflexion, on remarqueroit qu’ils doivent tout ce qu’ils ont de particulier dans la manière de chanter à leur voix ainsi élevée en fausset, qui fait paroistre certains ports de voix, certains intervalles, et autres charmes du chant tout autrement que dans la voix de taille. » Toutefois, malgré son goût pour l’emphase, Rousseau se fait l’écho d’une opinion majoritaire lorsqu’il écrit que le fausset est « le plus désagréable de tous les timbres de la voix humaine » (Dictionnaire de musique, 1768). 


Illustration 25 : Bénigne de Bacilly, Remarques curieuses sur l’art de bien chanter (1679) © DR

Appelés faussets ou dessus muets/és, les falsettistes ne chantent guère que le dessus (soprano) à la Chapelle Royale, où ils soutiennent les voix des pages : « Sous le règne de Louis XIV et Louis XV, on leur a adjoint quelquefois des personnes qui chantaient le fausset, mais très peu. Cela est un très mauvais usage et les Italiens valent mieux parce que les voix de fausset ne sont ni agréables ni si durables que les leurs. »8 . Les Italiens en question sont bien sûr les castrats, que les Italiens qualifient paradoxalement de « falsettistes naturels » par opposition aux « falsettistes artificiels », les falsettistes ou contre-ténors. Nous avons sans doute du mal à comprendre qu’on puisse mélanger ainsi des voix de garçons, de falsettistes et de castrats au sein d’un même pupitre, mais la notion de « pureté de timbre » n’existait pas à l’époque. Autant dire que les falsettistes ne se produisaient jamais à l’opéra où le registre de fausset n’était employé que de manière exceptionnelle, dans un but comique, pour contrefaire la voix de femme. 

Si un falsettiste ne pouvait pas être confondu avec une haute-contre, en revanche, certaines chanteuses portaient ce nom. Charpentier destinait ses Leçons de Ténèbres aux religieuses de l’Abbaye-aux-Bois : « Mère Ste Cécile, dessus, Mère Camille, bas-dessus, et Mère Desnos, haute-contre », sans doute un vrai contralto. De même, en Angleterre, Mrs Turner-Robinson, créatrice du rôle de Daniel dans l’oratorio Belshazzar de Haendel (1745), est appelée countertenor, ce qui prouve que ces termes désignaient avant tout une tessiture plutôt qu’un type de voix bien précis. Jérôme-Joseph de Momigny, théoricien et compositeur belge, rapporte une anecdote fort curieuse (Encyclopédie méthodique de Framery et Guinguené, Paris, Panckoucke, 1791) : « Il existe quelques hautes-contre en voix de femme qui n’ont pas la rondeur des bas-dessus [mezzo], mais une force bien supérieure, avec un timbre qui est celui de la vraie haute-contre [sic]. J’ai connu une dame religieuse qui, avec une telle voix, en couvrait facilement trente autres, et se faisait entendre à une distance extraordinaire. » Voilà qui laisse rêveur… 

© Bernard Schreuders Forum Opéra 2001 – révision 2022 

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1 Toutefois, en distinguant la basse-taille (appelée aussi concordant dans la musique sacrée du XVIIe siècle) de la basse-contre, plus grave, les Français semblent avoir déjà identifié la voix de baryton. 
2 Le mot connait les deux genres. 
3 L’œuvre, baptisée « tragédie biblique », ressortit à la musique religieuse, dans laquelle la tessiture de haute-contre est alors souvent plus aiguë que dans la musique de scène. 
4 Vincent Vivès, « Raison et déraison de la voix à l’âge classique » in Ostinato rigore, revue internationale d’études musicales, n°8/9, 1997, Les musiciens au temps de Louis XIV, p. 41-2. 
5 Largement citées dans A. Herriot, The Castrati in opera. Londres, Secker and Warburg, 1956, p. 200-24 (ch. VI : The story of one castrato). 
6 C’est le sens habituel de cette expression. Dans le Mémoire sur la voix humaine présenté à l’Académie des Sciences qui sert d’introduction au traité de chant de Manuel Garcia, nous pouvons lire : «  […] nous avons entendu le même chanteur produire à volonté et alternativement la même note avec la voix pleine et avec la voix de fausset en sorte que les sons produits par les deux voix se trouvaient ainsi mis en parallèle. »
7 Traduction littérale du latin contratenor altus contracté en contraltus, le mot contre haute (1556) a été rapidement remplacé par la forme inversée, haute-contre, alors que contre basse (< contratenor bassus) a connu une spécialisation instrumentale, la forme basse-contre désignant uniquement la voix. Il est à noter que le mot haute- contre désigne aussi le second registre de chaque famille instrumentale. Les formes contre-teneur et contre-taille ont été rapidement concurrencées par haute-contre et haute-taille. En anglais, le contratenor altus a été traduit en contracounter ou countertenor, ces trois formes étant encore concurrencées par mean. Countertenor s’est finalement imposé. 
8 Recueil des Frères Bêches, tous trois hautes-contre à la Chapelle royale [Bibliothèque nationale, Rés. F.1661], cité par P. Barbier, La maison des Italiens. Paris, Grasset, 1998, p.113. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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