José van Dam rapporte lui-même qu’au cours d’une répétition du Requiem de Verdi avec Karajan, alors qu’il entamait son solo, le chef posa la baguette, fit taire l’orchestre et dit : « Messieurs, écoutez ». Requiem de Verdi, de Mozart, de Brahms, messes de Beethoven, Schubert…Karajan n’aura eu de cesse de recourir à van Dam pour la partie de basse. Souvent on y aurait attendu des basses plus profondes, mais elles n’auraient pas eu cette qualité instrumentale, ce fini du son, cette perfection de contour qui ne furent qu’à van Dam. Dans la musique sacrée, point de personnages, mais un homme, une âme, qui soudain chante. Anonymat complet de la prière. A la voix de basse n’est pas confiée l’élégie, mais la supplique (Herr, lehre doch mich…). A elle d’émouvoir l’Eternel – et de nous faire ressentir la terreur sacrée qui nous associera à cette prière.
N’en va-t-il pas de même dans le lied ? Van Dam ne fut pas un meunier ni un fahrender Geselle. Il fut de ces voix qui portent la tristesse du monde : dans des Winterreise nus et accablés, dans des Mahler vastes et nobles, dans des Brahms taillés pour lui et dans des Schumann intenses (surtout les Kerner !) que ces voix osent trop rarement. Même Schwanengesang, hétéroclite, permet d’entendre un Kriegers Ahnung hors pair. Van Dam est trop grand artiste pour déparer des lieder ou des mélodies trop éthérées pour sa voix. Aussi s’est-il gardé des lieder bondissants ou radieux. Chez Brahms, il aura privilégié les Vier Ernste Gesänge et chez Wolf, les Michelangelo plutôt que les miniatures. Il n’est pas surprenant que Van Dam ait choisi, au lied, ce qui relève du même sérieux que la musique sacrée, et ouvre les mêmes abîmes métaphysiques : prédication dans un cas, murmure dans l’autre – et Van Dam toujours se tenant à l’écart des effets de manche ou du pathos invertébré. Il faut avoir entendu Van Dam chanter Ich bin der Welt pour entendre ce que Mahler a mis de tellurique dans ce lied, et l’on aura du mal à se défaire d’un Lacrimosa verdien où le cuivre de la voix semble fusionner en humaine sollicitude.
Dans le répertoire français il a cultivé les Duparc, certains Fauré intimes, des Gounod simples, et surtout les Chansons à Don Quichotte d’Ibert plutôt que des Debussy impressionnistes. A des mélodies que l’on entendit chantées par des voix plus frêles, il a apporté une sorte de simplicité nette.
A entendre le mélange de sobriété et de force, de pudeur et d’émotion, que met van Dam dans la musique sacrée, le lied et la mélodie, on se dit que peut-être il y vit un jardin secret, loin de l’extériorité du théâtre à laquelle il ne succomba jamais entièrement. A rebours, nous voici invités à entendre dans la ligne de son « Ella giammai m’amo », dans le phrasé de « Die Frist ist um », ou l’arche immense de ses Amfortas la haute école de l’oratorio et du lied, dont aucun chanteur ne devrait se dispenser.
Van Dam ne renonça jamais à pratiquer ce répertoire, et il est presque certain que son retrait des scènes lyriques ne nous privera pas tout de suite de quelques beaux liederabend.
Sylvain Fort
Enregistrements recommandés :
- MAHLER : Kindertotenlieder, Rückert-Lieder, Des Knaben Wunderhorn. Orchestre de Lille, Jean-Claude Casadesus (direction). FORLANE. 1990.
- SCHUBERT : Winterreise. Dalton Baldwin (piano). FORLANE. 2001
- MELODIES FRANCAISES (2 volumes). Jean-Philippe Collard (piano). EMI
- RAVEL : Don Quichotte à Dulcinée ; IBERT : Quatre chansons de Don Quichotte ; MARTIN : Jedermann. Orchestre de Lyon, Kent Nagano (direction), Warner.
- VERDI : Requiem, Tomowa Sintow, Baltsa, Carreras, Orch. Philharmonique de Berlin, Karajan (direction), Deutsche Grammophon.
- BRAHMS : Ein deutsches Requiem, Tomowa Sintow, Orch. Philharmonique de Berlin Karajan (direction), EMI.