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Les fous chantants (11) : Les voix du Seigneur sont impénétrables (deuxième partie)

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Actualité
26 février 2021
Les fous chantants (11) : Les voix du Seigneur sont impénétrables (deuxième partie)

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Deuxième partie : de la lumière à l’ombre.

Nous avions quitté notre ténor mexicain, José Mojica, alors que le succès commence à se manifester et qu’il part pour New York rejoindre des collègues arrivés plus tôt. 

La petite communauté tente de survivre et multiplie les auditions et les engagements éphémère. Mojica enregistre une prise pour Edison Records, mais l’inventeur n’apprécie pas sa voix. Edison donnait en effet systématiquement son aval ou son véto sur les contrats d’enregistrement : et il était sourd. Mojica en est réduit à faire la plonge dans un hôtel et, dès le premier jour, se fait dépouiller de ses économies qu’il a laissées dans son costume au vestiaire. Une audition se présente pour chanter Arlecchino dans I Pagliacci dans le New Jersey, mais José a perdu sa voix et se fait mettre rudement à la porte (l’imprésario qui le reçoit deviendra plus tard son agent). Il passe ensuite à la verrerie, moins bien payée mais moins dure physiquement. Une meute d’employées l’entoure à déjeuner, un peu étonnées par son absence de libertinage. Il chante pour lui-même ou pour ses collègues. Alors qu’il termine Torna a Surriento,  l’un d’eux, grec, lui conseille de se présenter à la femme du directeur de l’hôtel, qui se pique d’aimer la musique. Sans doute également séduite par le physique du jeune homme, elle lui accorde une audition dans son salon. Il interprète pour elle Pensée d’Automne, de Massenet. Son interlocutrice est charmée mais voit bien ses défauts. Elle lui propose de lui donner des cours gratuitement (encore !), lui trouve un travail moins pénible et réduit ses horaires à la matinée (de 7h à 13h sans pause tout de même). 

Finalement, l’horizon s’éclaire. Les affaires reprennent au Mexique où une nouvelle troupe est fondée et des gosiers stars ont été engagés : Giovanni Zenatello, Rosa Raisa, Maria Gay et même l’exotique Tamaki Miura qui chantera Madama Butterfly (comme quoi on n’a pas attendu le mouvement  « woke » pour proposer à des artistes japonaises d’interpréter des rôles de japonaises, comme en voici un exemple). Mais seule une partie de la petite communauté signera un contrat et certains ne reviendront plus jamais dans leur patrie, Carmen Garcia en particulier. Mojica salue sa bienfaitrice et part pour le Mexique. Il revoit sa mère, restée désormais seule. Elle lui raconte que son beau-père Francisco, atteint du typhus, est revenu auprès d’elle, qu’elle l’a soigné et qu’elle était seule à son enterrement. Elle insiste pour qu’il aille remercier Notre-Dame de Guadalupe : Mojica s’exécute un peu à contrecœur mais, bouleversé par l’émotion, il s’exécute. 

Les spectacles commencent, mais Mojica n’est que la doublure d’un confrère aussi inexpérimenté que lui-même. Le chef d’orchestre attitré de la maison lui préfère en effet ce collègue pour Cassio (face à l’Otello de Zenatello) et Mojica doit se contenter du messager aux côtés de l’Aida de Raisa. Avec philosophie, Mojica reprend ses cours auprès de Cuevas qui lui fait travailler Faust, à la française. Lorsque l’occasion de le chanter se présente dans le cadre de représentations à petits prix sans artistes internationaux, Mojica remporte un beau succès. Grand séducteur et sacré fêtard, il a vite oublié les promesses faites à Cuevas, ce que sa mère lui reproche amèrement. Une nouvelle saison commence, mais le chef d’orchestre continue à distribuer ses favoris dans les seconds rôles, au détriment de Mojica. 

Finalement, on apprend que Caruso est engagé par la compagnie pour la saison suivante. Et il viendra avec Gennaro Papi, le chef d’orchestre qui l’accompagnait 4 ans plus tôt au Metropolitan. Tant pour des raisons économiques que pour flatter le chauvinisme local, Caruso chantera avec des chanteurs locaux. Ceux-ci se produisent lors d’un concert auquel assiste le ténor napolitain : l’idée est de lui montrer qu’il ne chantera pas non plus avec n’importe qui, mais force est de constater que le public n’est pas nécessairement de cet avis : certains interprètes repartent en effet sous les huées, mais Caruso reste impassible. Mojica chante la cavatine de Faust, avec un grand succès là encore, et voit même Caruso l’applaudir. Il est appelé à suivre la fin du concert depuis la loge du chanteur. Caruso le choisit alors pour chanter Edmondo dans Manon Lescaut. Les répétitions commencent : Caruso est un homme simple et sans façon, plein d’humour (il imite à la perfection Mojica qu’il appelle Mokika et, excellent caricaturiste, le croque avec humour). Il le reprend gentiment dans ses inflexions et l’aide à maîtriser sa partie. Petit à petit, Mojica est amené à chanter les rôles qu’on lui refusait et il interprète enfin Arlecchino aux côtés du Pagliaccio de Caruso. 


Mojica caricaturé par Caruso
© Jean Michel Pennetier

Deux mois après le départ du premier ténorissimo de l’histoire, Mojica reçoit un contrat de 6 semaines de la part du Lyric Opera de Chicago : les stars qu’il a côtoyées l’ont signalé à l’institution ! Grâce à elles, Mojica débute en Arturo dans Lucia di Lammermoor, le 22 novembre 1919. Le public l’apprécie et les critiques le mentionnent, soulignant ses qualités dramatiques, ce qui est rare pour un tel rôle. Ce petit succès lui vaut d’être engagé pour L’Amor dei Tre Re, dont les répétitions sont supervisées par le compositeur, Italo Montemezzi, particulièrement exigeant, et il signe un contrat de 5 ans, heureusement conclu juste avant le décès du directeur de l’institution. Au final, il restera 9 ans au Lyric Opera de Chicago.

Mojica rencontre Mary Garden peu avant les premières répétitions du nouvel ouvrage : il ne l’a pas reconnue tant elle lui parait jeune (il lui donne 25 ans quand elle frise la cinquantaine). Ceci amuse la future directrice du Lyric Opera qui a créé le rôle de Mélisande… en 1902. Les répétitions commencent. Fiora, le personnage interprété par Garden, meurt à la fin de l’acte II. La chanteuse écossaise reste toutefois, assise au piano, pour entendre la fin de l’ouvrage (le dernier acte est extrêmement court). Elle fixe Mojica de ses yeux verts. José n’a que deux répliques, celles d’un jeune berger qui s’exclame « Elle semble vivante…Elle semble fatiguée…. » puis « Auparavant, c’était un songe et elle était vivante ». Garden se redresse et s’exclame, en français : « C’est un rêve ! ». Elle lui fait répéter sa phrase, puis lui prend la tête entre ses mains et lui dit : « Un jour, tu seras peut-être le Pelléas idéal. Tu vas travailler dur, et tu vas suivre mes recommandations. Je te promets qu’avant deux ans tu chanteras avec moi ».  La carrière de Mojica progresse. Il chante Corentin de Dinorah un peu par hasard : le ténor français prévu ne maîtrise pas la version italienne montée pour Amelita Galli-Curci. Il démontre ainsi qu’il est quelqu’un de bosseur, sur qui l’on peut compter. Toutefois, au grand dam de Garden, et de Giorgio Polacco, le régisseur (qui le déteste), Mojica use et abuse néanmoins de ses talents de séducteur auprès des danseuses du corps de ballet. Tandis que Maman se désespère de ne pas le voir revenir épouser une jeune fille du pays, Mojica file le parfait amour avec une jeune soprano canadienne mariée. Celle-ci se voit congédiée de la troupe pour son comportement extraconjugal. Bien décidé à défendre son droit à une vie privée, Mojica se rend dans le bureau de Mary Garden qui le fait asseoir à côté d’elle sur un divan.

 — Mojica, j’ai décidé de monter la saison prochaine L’Amour des Trois Oranges, de Sergei Prokoviev. J’ai prévu de dépenser 80.000 $, rien que pour les décors et les costumes, et je pense vous proposer le rôle du Prince charmant. Je pense aussi vous donner l’opportunité de chanter Almaviva dans Il Barbiere di Siviglia, avec Chaliapine en Don Basilio. Plus tard, vous chanterez dans Dinorah avec Galli-Curci, et avec moi dans Thaïs, puis nous préparerons Pelléas et Mélisande pour la saison suivante. Qu’en pensez-vous ?

— Je suis fou de joie !

— Et bien, je suis désolé que vous renonciez à tout ceci. Je pense que vous comprenez de quoi je parle. 

Mojica reste muet et Garden reprend avec douceur :

— Ce ne sont pas des inventions. Tout ceci se réalisera, à conditions que vous acceptiez les règles que je vous donnerai, et que vous me donniez la parole de les respecter. Êtes-vous un homme de parole, Mojica ? 

— Certainement, Madame.

— Comprenez-vous ce que cela signifie si vous me donnez votre parole. Savez-vous quels sacrifices et quels renoncements cela exige, la discipline, les habitudes de vie ? 

Mojica croit revivre son entretien avec Cuevas. Il est tiraillé entre sa relation avec la jeune canadienne qu’il ne veut pas trahir, et les perspectives que lui promet Garden. Il se soumet finalement à celle-ci. Il enregistre enfin pour Edison, suivant son tout nouveau procédé, les Edison Diamond Discs (des disques plats très épais qui se lisent avec un diamant et non une aiguille). En fait, Edison aurait souhaité engager Caruso, qui est chez Victor, mais il n’en a pas les moyens : c’est Caruso lui-même qui suggère à l’inventeur de s’intéresser à Mojica. A l’occasion d’un passage à New York, Mojica rencontre Edison qui le reçoit et lui confie que son interprétation de Golondrina Mansajera est une de ses écoutes favorites. Ils s’échangent des photos dédicacées : les choses ont bien changé ! Pour L’Amour des Trois Oranges, Mojica bénéficie des conseils de Lucien Muratore en termes de tenue scénique (lui-même fera du cinéma bien plus tard). Le ténor français est en froid avec Garden à cause de sa belle épouse, soprano médiocre qu’il essaie d’imposer (et dont nous reparlerons peut-être une autre fois), mais il restera toujours extrêmement professionnel. L’opéra est donné en français pour sa création mondiale le 30 décembre 1921. A l’occasion d’une tournée à New York, Mojica se rend chez Caruso qui, malade de l’affection qui devait l’emporter, ne peut le recevoir. Quelques années plus tard, José est engagé au Festival de Ravinia, près de Chicago, au bord du lac Michigan. Il apprendra après coup que c’est Caruso lui-même qui l’avait recommandé à la suite de cette visite manquée. De retour au Lyric Opera, à l’occasion d’une Traviata, Alessandro Bonci, qu’il avait entendu à 13 ans dans La Favorita (voir notre première partie), lui demande de chanter pour lui les notes aiguës du grand concertato qui conclut l’acte II. A 60 ans, le pauvre ténor est à bout de souffle. Mojica se jure bien de changer de métier avant d’en arriver là. Il retourne au Mexique, règle les dettes de la famille, achète une maison mais refuse toujours de se marier. Il retourne à Chicago où il doit interpréter Chouiski aux côtés du Boris de Chaliapine. Celui-ci est un interprète fantasque et exigeant, et Mojica juge opportun de le rencontrer pour comprendre ses attentes. L’immense basse russe (vocalement et physiquement : c’est un géant de plus de 2 mètres) est favorablement surprise. Chaliapine joue pour lui le rôle de Chouiski, puis ensuite celui de Boris avec lui. Il est très satisfait. Il lui invente même des ascendances russes (alors qu’il est d’origine basque et indienne) et l’appelle Mushika. Les répétitions commencent et Mojica joue la scène, telle que Chaliapine lui a apprise. Polacco, le chef d’orchestre (et directeur musical) qui le déteste le reprend : « Mojica ! Qui vous a dit que vous étiez un artiste ? Qui vous a appris cette stupidité de vous mettre dos au public pour chanter cette scène ? ». On devine la suite… Chaliapine répond : « Juste une minute maestro. C’est moi qui lui ai appris à la jouer ainsi, et c’est ainsi qu’elle sera jouée. Reprenez votre baguette et contentez-vous de diriger ! ». Plus tard, Mojica cueille le chef dans sa loge : « Polacco, nous les Mexicains, quand nous frappons, c’est pour tuer. Nous ne perdons pas du temps à nous agiter ou à menacer comme vous le faites, vous les Italiens. Peut-être n’avez-vous pas conscience que je peux vous rompre le cou ? A partir de maintenant, vous feriez mieux de faire attention ! ». Les relations entre Polacco et Mojica furent on ne peut plus pacifiées à partir de cet instant…

Le succès est enfin là, et l’argent avec. Mojica a 36 ans. Il lit des philosophes, a une maîtresse et considère son ancien attachement à la religion catholique comme du simple sentimentalisme… Il doit même engager un secrétaire pour répondre au courrier de ses fans. Il fait de la publicité. Par hasard, il lit un roman inspiré de la vie de François d’Assise et se remémore une mélodie inspirée des paroles du saint. A l’occasion d’un concert à Quincy, dans l’Illinois, il rencontre des franciscains, qui apprécient ses disques qui plus est. Il est touché par leur accueil et leur simplicité, leur sincérité dénuée de poses pseudo mystiques. Mise au courant de ses frasques sentimentales (avec quelques exagérations), Garden commence à lui battre froid, tandis que le rythme des concerts s’accélère, mettant sa voix en péril (Claudia Muzio suivra le même régime avec cette même institution et s’y brisera la voix , mourant prématurément à 46 ans). 

La santé de sa mère n’est pas brillante : pourquoi ne pas s’installer en Californie et y profiter des débuts du cinéma parlant ? Il y fait construire une maison toute semblable à leur premier foyer mexicain de San Gabriel, mais avec piscine ! Il visite le monastère où est enterré Saint Francisco, « fondateur » de la Californie et s’imagine avec ardeur devenir un jour franciscain à son tour.

 
José Mojica dans sa piscine californienne
© Jean Michel Pennetier

Mojica signe un contrat avec un producteur cinématographique et interprète, en 1930, son premier film, tournée en deux versions : une anglaise One mad kiss) et une espagnole (Il Precio de un baso). La pratique est courante au début du parlant, car le doublage n’a pas encore été inventé. Le tournage connait bien des vicissitudes : Mojica se casse un bras à Ravinia en chantant Léopold de La Juive, ce qui l’immobilise pendant 2 mois, le metteur en scène est viré pour incompétence, Mojica doit revenir à Chicago pour finir d’honorer son contrat à l’opéra, et la musique du film est tellement médiocre que José et une amie de l’époque du quartet vont jusqu’à réécrire une partie des chansons… C’est un grand succès populaire local, à La Havane, en Argentine mais le film chute à sa première à Barcelone, la critique étant féroce. Il faut dire que l’action, qui figure un généreux bandit cavalier, est sensée se passer en Espagne alors qu’elle a tout du Western-Tortillas. Mojica enregistre les chansons du film qui se vendent toutefois excellemment. Il chante Pagliacci au Liceo de Barcelone, applaudi par une moitié de la salle et sifflée par l’autre : ce n’était pas la meilleure époque pour le crossover. Le jeune homme apprend vite et sait soigner sa comm’. Pour son film suivant When Love Laughs (Cuando el amor ríe), il vient lui-même à Barcelone assurer la promotion. Il explique dans des interviews que le film précédent était effectivement une espagnolade à la sauce hollywwodienne mais que le nouveau (rebaptisé Ladrón de amor) est de bien meilleure qualité. Il pointe également les différences importantes entre la culture latino-américaine et la culture espagnole, la première étant finalement très proche de la culture nord-américaine sur beaucoup d’aspects. Mojica apparait comme un homme ouvert et raffiné, évoquant en toute simplicité ses amours déçus et sa recherche d’une compagne avec laquelle il fonderait un foyer.  Il visite l’Italie, Rome, Assise… Les films se multiplient :  Cuando el amor ríe (1930), Hay que casar al príncipe,  La ley del harem, Mi último amor (1931), El caballero de la noche (1932), El rey de los gitanos,  Melodía prohibida (1933), La cruz y la espada, Un capitan de Cosacos, Las fronteras del amor (1934), The Adventurous Captain (1939), The Miracle Song Mexico (1940). Il est tour à tour latin lover, cosaque russe, sultan, prince ou même bandit de grand chemin en incarnant le personnage réel de Dick Turpin. Il est surnommé le Rudolph Valentino chantant. Il enregistre désormais pour Victor (La Voix de son maître), label plus répandu. Tout ça ne vole pas très haut. Ainsi de The Adventurous Captain / El Capitán Aventurero (inspiré de l’opéra-comique espagnol Don Gil de Alcalá de Manuel Penella Moreno). A aime B, l’orpheline adopté par C. A organise une fausse attaque de brigands contre C pour paraître à son avantage en chassant ceux-ci. A est démasqué et envoyé à une mort certaine. Mais D révèle à C que A n’est autre que l’enfant naturel qu’il a eu avec Z (rôle muet : elle est morte depuis longtemps). C pardonne à A qui épouse B. Voilà voilà.. Mais ça plait. Et ça chante !


Interview de Mojica pour un périodique barcelonais
© Jean Michel Pennetier

Sa mère est toujours plus souffrante : mais ce sont surtout les parties données dans la maison et la frivolité de la faune hollywoodienne qui la mine. La Grande Dépression qui suit le krach du 24 octobre 1929 appauvrit Mojica comme tout le monde, mais il n’est heureusement pas endetté. Entre deux tournages, il imagine des plans grandioses : produire lui-même ses films et en utiliser les bénéfices à des fins religieuse au Mexique. En effet, à l’identique de la France en 1902, le gouvernement mexicain a pris des lois d’exception contre le clergé : sécularisation de l’enseignement, interdiction les ordres monastiques, de l’exercice du culte en dehors des églises, de la liberté d’expression dans la presse, interdiction du port d’habits religieux, perte du droit de vote des membres du clergé, restriction du droit à la propriété des organisations religieuses… Ces décisions ont entrainé une nouvelle guerre civile, la Guerre des Cristeros, qui s’achève. Mojica fait une tournée au Mexique, où il est plus ou moins bien accueilli suivant les villes, et en offre les bénéfices à diverses causes, comme des hôpitaux. « Il me manquait toutefois un ingrédient : l’humilité ». Mojica mène en effet grand train et, à Cuba, il ne reste plus grand-chose pour aider les bonnes oeuvres et il reprend le chemin des studios. Après avoir tourné El rey de los gitanos et Melodía prohibida, il se voit proposé le rôle d’un moine franciscain dans La cruz y la espadaLe succès est au rendez-vous, et il est même colossal au Mexique. Mojica est un peu troublé par la coïncidence, mais il est encore loin d’avoir franchi le pas.

 


© Jean Michel Pennetier

Mojica part en tournée en Europe : Paris, Stockholm, Berlin (où il découvre les persécutions contre les Juifs et où la critique allemande est désastreuse alors que le public est plutôt chaleureux), Budapest. Il chante à Istanbul, découvre la Grèce, l’Égypte, la Terre Sainte… Dans le bateau entre Jaffa et Venise, une jeune française lui lit la vie de Sainte Thérèse : décidément.. A son retour en Californie, un supérieur franciscain lui propose de chanter à l’occasion de la messe du 150e anniversaire de Junípero Serra, missionnaire sanctifié, mort en Californie à Monterey. José accepte et, afin de participer pleinement à la cérémonie, décide de recevoir la communion et donc de se confesser préalablement. C’est la première fois depuis 28 ans . Les formalités ne prennent heureusement qu’une dizaine de minutes… Le 28 août 1934, après discussion avec un moine, il s’engage dans le Tiers-Ordre franciscain, une association laïque fondée par Saint-François et destinée à l’origine aux personnes mariées voulant vivre comme les moines. La règle y est toutefois beaucoup moins sévère. Mojica continue ainsi ses concerts en Amériques du Sud et Centrale et suscite quelques conversions sur son passage. Il se lance dans la production cinématographique (édifiante, faut-il le préciser). La Canción del milagro (1940) est ainsi un succès. 

La grand-mère est venue habiter chez sa fille, mais les relations entre les deux femmes sont exécrables, et elle fint par repartir. Doña Virginia se décide à donner enfin la clé du mystère des origines du jeune homme et de l’attitude de sa grand-mère. Celle-ci était jalouse de l’affection particulière qui liait sa fille à son père. La suite va lui donner un excellent prétexte pour acabler sa fille. Le grand-père est malade. Son docteur est séduisant. Il joue de la guitare et chante avec une voix semblable à celle qu’aura José. Le docteur et  Virginia se promettent le mariage. Finalement, on ne prend plus trop de précautions, et il arrive ce qui arrive dans ces cas-là. Et soudain le bon docteur disparait. Il reviendra trois mois plus tard avec une femme et déjà deux enfants… Quand Virginia se confie à sa mère, celle-ci la bat et essaie de la forcer à se débarrasser de l’enfant qu’elle porte, mais Virginia tient bon. Alors que José n’a qu’un mois, le grand-père meurt. Plusieurs années plus tard, le père naturel décède également, dans un accident de calèche, emporté par des chevaux devenus fous. Quant au beau-père Francisco, José apprend qu’il abusera de Virginia pour pouvoir l’épouser, ce qui donne une toute autre dimension au pardon ultérieur de celle-ci.

En dépit de sa situation, Mojica se voit proposer de remonter sur la scène du Lyric Opera de Chicago pour Salomé et Falstaff. Il accepte, jugeant que ce retour lui permettra de mettre en avant ses œuvres, en particulier lors d’interviews à la radio. Alors qu’il répète Salomé, il apprend le décès de sa mère. Il n’en ressent aucune émotion : il est convaincu que celle-ci est au paradis. Le soir de la première, sa voix s’étend avec plénitude dans l’immense auditorium. Alors qu’il est franciscain du tiers ordre depuis 6 ans, Mojica prépare un nouveau film (le quatorzième) Melodias de América : son cachet, payable en avance, n’ayant pas été versé à son agent, il reste à son hôtel. Les affaires sont les affaires, même pour un franciscain : après s’être expliqué avec le producteur, il reprend le chemin des plateaux entre deux séances de prières. Mais il se rend bien compte qu’il est loin de remplir les aspirations spirituelles qui sont les siennes. Le 10 septembre 1941, il écrit au moine franciscain qui l’a convaincu initialement, pour lui faire part des contradictions dans lesquelles il est plongé. Il fait le résumé de sa vie : sa jeunesse, sa mère, la pauvreté, quinze ans d’opéra, le cinéma, une chasteté intermittente et uniquement en vue de préserver sa forme physique, mais aussi une capacité à se soumettre et à obéir, indispensable dans l’état monastique. Il reconnait qu’il est entouré d’amour, des siens comme de ses fans, qu’il pourrait signer de nombreux contrats lucratifs longtemps encore… En considération de tout cela, il lui demande de l’accueillir au sein de la communauté monastique. Frère Núñez del Prado lui répond le 18 : il craint que la vie monastique ne soit trop dure pour lui, mais accepte de le recevoir quelque temps incognito dans sa communauté de Cuzco, au Pérou. Mojica s’est donné quelques mois pour solder son ancienne vie. Il enregistre avec émotion la chanson Solamente una vez tirée de son dernier film (la chanson sera popularisée un peu plus tard par Les Trois Caballeros). L’auteur de Solamente una vez, Agustín Lara, est bien connu des lyricophiles pour son célèbre Granada (ville qu’il n’a d’ailleurs jamais visitée), incontournable bis des chanteurs latins. Dédiée à Mojica, la chanson avait été créée en Argentine en 1941 par Ana María González. Le compositeur mexicain l’avait écrite après l’annonce du projet de Mojica de quitter la vie séculière. Lara apprend la nouvelle alors qu’il est attablé avec des amis dans un restaurant de Buenos Aires. Sous le choc, il reste silencieux et médite sur le choix de celui qui est avant tout un ami cher. Après un temps, s’excusant auprès de ses compagnons, il se lève et s’isole. Sur une petite table, il compose ce boléro. Ses paroles ne doivent donc pas être prises au premier degré : ce qui est exprimé ici, ce n’est pas l’amour terrestre mais bien l’amour mystique. « Je n’ai aimé qu’une fois dans ma vie, une seule fois et rien de plus. Une seule fois et rien de plus, l’espoir a brillé dans mon cœur, l’espoir qui éclaire le chemin de ma solitude. Une seule fois et rien de plus, mon âme s’est livrée dans un doux et total abandon… »..


© Jean Michel Pennetier

Mojica rejoint le monastère de Cuzco. Cette fois, sa confession dure trois jours ! Il vend tous ses biens et en donne le produit aux pauvres. Son choix suscite l’incompréhension de ce qui lui reste de famille (et qui trouve bien peu à hériter), de ses anciens collègues (qui ont plein de projets cinématographiques lucratifs). Il fait la une de la presse sud-américaine. Une fois réglé son visa de séjour au Pérou, il n’a même plus de quoi payer son voyage vers le monastère. Il y est accepté le 22 février 1942, devient novice le 8 mars, prononce ses vœux le 9 mars 1943. Le 13 juillet 1947, il est ordonné prêtre. Signe de l’importance médiatique de l’événement, c’est le premier cardinal péruvien en personne, Juan Gualberto Guevara qui officie (on appréciera la musique de cette bande d’actualités). Mojica jouera son propre rôle dans trois films : El pórtico de la gloria (1953), Yo pecador (1959) et Seguiré tus pasos (1967). Don Camillo en vrai. A Lima, il fonde une école pour les jeunes prêtres. En 1954, il entreprend une tournée en Amérique centrale au profit de son ordre. Il reprend la peinture, qu’il avait toujours aimée. Il apparait également à la télévision et est toujours prêt à chanter, comme ici en 1969 à 74 ans. Le 8 janvier 1956, il achève les mémoires, livre écrit à la demande de sa hiérarchie alors qu’il connaît une surdité temporaire. L’ouvrage est adapté au cinéma en 1959, avec une raisonnable fidélité (version sans coupures ici) : le rôle de Mojica adulte y est incarné par Pedro Geraldo, d’une ressemblance étonnante (l’original apparait à la fin).

En 1967, il tourne donc son dix-septième et dernier film Seguiré tus pasos, sur lequel nous allons nous arrêter un instant. Le jeune José Maria (interprété par Juliancito Bravo, célèbre enfant-star mexicain né en 1956 et surnommé le Tom Sawyer mexicain) y est un jeune orphelin de mère qui vit avec son père, un nomade sympathique excellent cavalier aux multiples conquêtes féminines (figure de Mojica dans sa période agnostique). Après avoir gagné une course de chevaux, il est détroussé par des bandits qui lui tirent dessus. Aidé par un paysan, José Maria ramène le corps de son père au village pour le faire soigner, mais le médecin (que toute la population locale semble détester) ne peut que constater sa mort. L’enfant a gardé le pistolet de son père et jure de le venger. José Maria est recueilli par Frère José qui constate l’absence totale d’instruction religieuse de l’enfant. Il l’encourage à faire la paix avec lui-même et à abandonner ses projets de vengeance. Il lui fait déposer son revolver dans un coffre en lui expliquant que celui qui a besoin d’une arme n’est qu’un lâche. L’enfant prend goût à sa nouvelle vie, harcelant les paroissiens les plus riches au moment de la quète, surveillant le sacristain qui a tendance à forcer sur le vin de messe ou à faire quelques emprunts dans les troncs. Tous deux organisent des plaisanteries scabreuses : statue de saint qui parle, fantôme au cimetière. Parallèlement, le docteur du village, agnostique et antisocial (on lui a même mis du maquillage violet sur la machoire pour faire croire qu’il est mal rasé), continue à être l’objet de l’ostracisation des villageois, certains n’hésitant pas à lui jeter de pierres : Frère José l’abrite dans l’église et prévient ses paroissiens que toute personne qui l’attaquera aura dorénavant affaire à lui. Un jour, José Maria entend un cavalier passer dans la rue principale. Il reconnait le pas du cheval de son père. Il essaie de faire intervenir les autorités, lesquelles l’envoient ballader. Fou de colère, l’enfant reprend son arme, jurant de se faire justice. Un couple sans enfant se présente au Frère : la jeune femme a élevé José Maria lorsqu’il n’était encore qu’un bébé, et ils seraient tous deux prêts à le recueillir pour de bon. Frère José hésite : finalement, il gardera encore l’enfant, mais leur propose de s’en charger quand lui-même ne sera plus là. Les franciscains ne restent en effet que trois ans dans une paroisse, et Frère José arrive au terme de son sacercoce dans ce village. José Maria a surpris une partie de la conversation : Frère José lui explique qu’il ne peut pas l’emmener avec lui dans sa nouvelle paroisse où il n’y a ni école ni médecin. L’enfant pleure beaucoup (la spécialité de Juliancito, vite insupportable, d’autant qu’on a l’impression qu’on lui envoie un projecteur dans la figure pour l’aveugler). Finalement converti et rasé, le docteur (qui soignait les pauvres en cachette, comme de bien entendu…) prend en charge le tout nouvel hôpital au moment où José quitte la ville acclamé par les habitants. Mais l’enfant s’est enfui. Resté seul, il repense aux paroles du frère sur la vacuité de son désir de vengeance (voix off !). Alors que Frère José célèbre la messe dans sa nouvelle paroisse, Josè Maria apparait, tout sourire au milieu de l’allée. Miracle ! Terrassé par l’émotion, Frère José s’effondre presque et remercie le Ciel (zoom sur l’ostie, musique paroxystique). Régulièrement diffusé à la télévision mexicaine, le film est encore un grand succès jusqu’à ce jour. Si Juliancito Bravo est un peu tête-à-claques, Mojica convainc par une interprétation ni surjouée, ni trop sobre, humaine, enjouée et naturelle. Le film n’est certainement pas un chef d’œuvre, mais sa sincérité naïve reste touchante.


© Jean Michel Pennetier

En 1969, Mojica reçoit un hommage national à l’Instituto Nacional de Bellas Artes, dans la ville de Mexico. Il retourne au monastère des franciscains de Lima. Depuis plusieurs années, il souffre de graves problèmes hépatiques, à tel point qu’on a dû l’amputer de la jambe droite. Il n’en perd pas pour autant sa bonne humeur légendaire. Il décède d’un arrêt cardiaque consécutif à sa maladie le 20 Septembre 1974, 6 jours après son 79e anniversaire le 15. Le corps de Fray Francisco José de Guadalupe Mojica est déposé dans les catacombes de la basilique San Francisco de Jesús el Grande de Lima.

 

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