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Se réinventer ou mourir : l’opéra face à son destin

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Actualité
6 mars 2023
Sylvain Fort évoque les grands enjeux rencontrés par l’opéra en cette période charnière

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Nous avons pu croire que le Covid, obligeant à la fermeture des salles, condamnant les artistes à l’inactivité, était une phase dont le monde de l’opéra sortirait indemne pour peu que les pouvoirs publics veuillent bien en amortir l’impact.

Certes, cela fut le cas en France. Mais ce ne fut pas le cas partout, et non loin de la France, le Royaume-Uni a très rapidement fait son deuil d’un English National Opera devenu trop onéreux pour les finances publiques, et l’a abandonné à son sort. 

Cependant, en France même, les mesures prises pour protéger le monde de l’opéra n’auront fait illusion que pendant un temps.

La première de nos institutions lyriques, l’Opéra de Paris, a été renflouée et nul ne peut considérer qu’Alexander Neef fasse preuve de négligence financière. Pourtant, l’orchestre a dû renoncer faute de financement à une tournée sous la direction de Gustavo Dudamel. Récemment, c’est Rouen qui dut renoncer pour des raisons financières à une partie de sa saison. C’est Montpellier ajournant les ambitieuses Scènes de Faust de Schumann au profit d’un plus ordinaire Requiem de Verdi. C’est Strasbourg réduisant à une représentation les deux qui étaient prévues pour Le Conte du tsar Saltan

Après avoir alerté sur cette situation depuis septembre 2022, les représentants du monde musical et lyrique ont enfin obtenu un rendez-vous avec la ministre de la Culture. Le directeur de l’Opéra de Rouen, le très éclairé Loïc Lachenal, a donné en février à Marie-Aude Roux dans Le Monde un entretien où il indique que 77% des maisons d’opéra sont en état de grande fragilité budgétaire et que les raisons de ce malaise ne sont pas conjoncturelles mais structurelles. Il évoque des chiffres sinistres : 26 productions d’opéra d’ ores et déjà annulées en France et 120 représentations déprogrammées. 

Ah, nous y voilà donc enfin. 

Depuis le temps qu’on parle de crise de l’art lyrique, il va peut-être falloir se rendre à l’évidence. Depuis quelques années, peut-être deux décennies, ce qui est à l’œuvre dans le monde lyrique n’est pas une crise, ni une succession de crises. Car après la crise, les choses reviennent à leur situation antérieure. Ce qui est à l’œuvre, c’est un choc. C’est-à-dire une transformation profonde et durable due à des facteurs multiples. 

Loïc Lachenal est parfaitement dans son rôle lorsqu’il en appelle à repenser le soutien de l’Etat et des collectivités territoriales. Ou bien quand il demande que l’opéra soit traité comme un service public. 

Il y a tout cela, bien entendu. 

Et puis il y a tellement, tellement d’autres éléments qu’un directeur d’opéra ne peut pas vraiment énoncer, mais qui sont patents.

Il y a d’abord, fondamentalement, un changement massif de l‘environnement culturel. Non pas que l’opéra soudain soit devenu ringard, mais il est concurrencé par des formes d’expression nouvelles, par des formes nouvelles de diffusion, par des évolutions techniques et technologiques qui ont modifié radicalement, en vingt ans, le visage du spectacle vivant, et auxquelles très peu de maisons d’opéra ont les moyens d’accéder (moyens de captation, moyens de diffusion, moyens de commercialisation, moyens scénographiques, moyens visuels…). En vingt ans, le monde du spectacle vivant a connu des révolutions qui équivalent largement au passage du muet au parlant dans le domaine du cinéma.

Cela ne dévalue pas les formes anciennes, mais cela affecte profondément le modèle économique des formes d’art plus traditionnelles, cela bouleverse les priorités des bailleurs de fonds, cela porte à réviser drastiquement l’accès au public et l’accès du public. Bref, en dehors même des contenus, ce sont les conditions d’exercice et le contexte de ces conditions qui n’ont plus rien à voir. Les maisons d’opéra furent jadis très fières de ne plus faire appel aux toiles peintes et de renoncer à faire chanter le ténor main sur le cœur à l’avant-scène. Aujourd’hui, avec la disproportion des moyens entre l’art lyrique et la musique mainstream, tout se passe comme si l’opéra était revenu à l’âge des toiles peintes. Mais le pas à franchir pour la prochaine révolution scénique est trop coûteux, presque inatteignable. Certains diront qu’il n’est même pas souhaitable, puisqu’on s’en passe très bien. D’accord, mais rien n’empêchera le spectateur de moins de soixante ans d’avoir dans l’œil l’impression rétinienne de cette énorme différence entre l’expérience lyrique ordinaire et les offres culturelles alternatives marquées par une débauche de technologies. De cette révolution technique et technologique, comment l’art lyrique serait-il sorti indemne ?  

Ce qui se cache derrière ce retard technique désormais évident, c’est aussi une métamorphose profonde des goûts du public. Cela aussi relève du choc. En une génération, il n’est pas sorcier de mesurer combien l’art lyrique s’est éloigné de l’horizon culturel moyen. Les artistes et les maisons d’opéra ne sont même pas en cause. C’est une lame de fond. Presque plus rien dans les médias, à part quelques vaillantes publications qui ont tenu le coup mais perdu beaucoup de lecteurs (nous défendons comme des forcenés ces citadelles menacées), la démission de la télévision et des radios grand public, la désertion de l’école et bien entendu le choix aussi de l’Etat et des collectivités territoriales d’accorder la priorité non seulement budgétaire mais aussi politique, symbolique, sociale à d’autres formes d’art – Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, François Hollande n’ont jamais été vus à l’opéra, et c’est assez récemment qu’Emmanuel Macron s’y est rendu. 

Toutes les politiques d’accès menées bravement par les théâtres restent limitées dans leurs effets quand les médias de masse et tous les adoubements politico-culturels vont à des arts censément plus populaires, plus faciles peut-être, moins connotés socialement. De ce choc social, politique, culturel, comment l’art lyrique se serait-il démêlé sans y perdre de plumes ?

Et puis il y a ce fait plus douloureux encore. Le genre de choses que l’on souligne en tremblant un peu – mais tant pis. C’est que l’art lyrique, cet art de passion, de passionnés, d’enthousiastes, a plus souvent qu’à son tour vendu son âme. Il serait fastidieux de faire la liste des directeurs de théâtre incompétents, des responsables des affaires culturelles nuls, des agents aigrefins, des fonctionnaires ignorants, des programmateurs incultes, des responsables de castings sourds, des metteurs en scène débiles… Peu à peu cette médiocrité arrogante a fait son nid dans le monde lyrique, et souvent a pris les commandes. L’argent, les mondanités, le sentiment de puissance ont attiré vers le monde lyrique des gens de business à l’ego malade. Et souvent l’on a trouvé bon de se pâmer devant leur génie ou leur vision frelatée.

Combien de fois a-t-on entendu des artistes vous dire en confidence leur mépris profond pour les pathétiques et ignares chefaillons auxquels on avait, pour d’inexplicables raisons, donné droit de vie et de mort sur eux.Il n’est pas jusqu’à Roberto Alagna qui, dans une récente interview à Lyrik, ne confiât que lui-même – glorieux et courageux, et même audacieux, s’il en est – se devait de ne point trop manifester son impatience à l’égard des ces nullités à galons s’il voulait mener sereinement sa carrière. Comme on le comprend. Et comme on comprend aussi ces artistes, bien décidés à vivre de leur art et à faire vivre leur art, de ne point ruer trop dans les brancards et de faire tout ce qu’ils peuvent pour donner malgré les vents contraires ce qu’ils pensent pouvoir donner. Oui, mais le problème, c’est qu’une partie du public a vécu aussi cette dépossession.

La façon dont l’opéra a bradé ses trésors n’a pas échappé aux amateurs sincères. Oh, ils n’ont pas tous déserté les salles. Mais la transmission de cette passion s’est brisée. Quelque chose comme un feu sacré a cessé de se passer de génération en génération. La relève n’est plus là et, franchement, le monde de l’opéra lui-même n’y est pas pour rien. J’entends d’ici les purs m’accuser de faire peu de cas de leur engagement sans faille, de leur dévouement à la cause, etc. Qui pourrait l’ignorer ? Mais les purs ne sont pas aux commandes d’un petit monde où bien des intérêts se sont mêlés, jusqu’à dénaturation parfois. Cela aussi fut un choc souterrain mais massif. Comment l’opéra aurait-il durablement survécu à cette mutation qu’il a tolérée puis endossée ? 

Bien sûr, on peut parler financement, priorités politiques, éducation. On peut s’interroger sur l’opéra contemporain et l’accès des publics éloignés. Mais il me semble que le mal est plus profond. Qu’il tient à une conception d’ensemble du système, à la vision que le métier a de lui-même, et à sa détermination à faire face non aux défaillances des autres (l’Etat, les collectivités, le public, les médias), mais d’abord à ses problèmes endogènes : les circuits de décision, la gouvernance des théâtres, la place des compositeurs, etc. 

Avec tout cela il faudrait enfin consulter ceux qui vivent dans leur chair ce long et lent effondrement, en seront les premières victimes, alors qu’ils savent très bien ce qui se passe et savent souvent ce qu’il faut faire : les chanteuses et les chanteurs. Thomas Dolié a récemment donné au Monde une lumineuse tribune analysant avec une acuité extrême les défaillances du modèle économique de l’opéra aujourd’hui (une assymétrie structurelle entre dépenses et recettes condamnant l’opéra à la subvention) et proposant des pistes d’action tout à fait tangibles, redonnant en particulier aux chanteurs le rôle central qui leur revient, après des années d’essorage. Dans nos pages, c’est Stanislas de Barbeyrac qui appelle à recentrer l’économie lyrique sur la place des chanteurs, qui restent la matière première du genre – une matière pourtant qui n’est pas traitée comme elle le devrait et qui paie les déséquilibres économiques, artistiques et politiques dont la pratique contemporaine de l’opéra est victime.

Peut-être enfin la prise de conscience d’un bouleversement des règles, des approches, des goûts, des attentes, des paramètres régissant l’opéra va-t-elle donner lieu à une réflexion qui sera autre chose que de la gestion de crise : la réinvention d’un modèle. Ne nous y trompons pas : ce sera ça, ou la mort. 

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