La compagnie La Tempête renoue avec l’esprit de cérémonie païenne qui anime le plus souvent ses dernières créations. Ils ne cherchent pas ici le grandiose, le sublime, indéniablement présents dans Ahazar ou les Vêpres à la Vierge que nous avions eu le bonheur de découvrir en son temps au festival de Rocamadour ainsi qu’à Saint Omer dans le cadre de la Biennale Là-Haut.
Une vibration singulière anime aujourd’hui l’opéra de Rennes pour cette dernière représentation de Brumes. Comme l’indique le titre, c’est avant tout d’atmosphère dont il est question avec un plateau délicieusement ennuagé où lumières sourdes et contre-jours animent l’espace tandis que cet « opéra tzigane » croise les musiques gitanes et celles du Lied allemand.
Le public rennais est souvent frileux avec ce type de répertoire et l’équipe de l’opéra peine à remplir la salle ; ce soir, elle est comble et termine debout, dansant et tapant des mains.
Simon-Pierre Bestion a crée un fil narratif très lisible depuis le village jusqu’à la forêt avec ces êtres d’abord entravés par le fil du rouet – celui d’un destin tout tracé – se mettant en chemin, dans une déambulation nomade qui est celle de la vie.
Le chef – également en charge des arrangements et de la mise en scène – compose des tableaux d’une grande poésie pour narrer d’une part les temps forts d’une existence (l’amour, le mariage, la mort) mais également toutes ces tâches quotidiennes qui font communauté et sont bien joliment données à voir : les Lavandières battent le linge en musique. Ce drap se fait voile de mariée ou nappe pour le banquet final. Dès le premier air, l’interprète manie blaireau, savon et rasoir tandis que plus loin, d’autres choristes palabrent autour du feu ou qu’un broc d’eau crée l’occasion d’un élégant rite de lavement des mains. Tous ces moments viennent en écho des textes interprétés ou récités qui ménagent quelques découvertes comme l’extrait De l’art d’ennuyer en racontant ses voyages de Matthias Debureaux et son « Chiant, qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage… ».
L’autre choix fort de cette production est d’en confier les rôles à des chanteurs qui sont aussi des instrumentistes et passent avec une délicieuse désinvolture d’un instrument à l’autre – mention spéciale à cet égard pour les instrumentistes à vent, en particulier la merveilleuse flûtiste. Un beau moment de flamenco ou encore quelques phrases de claquettes pour le violoniste achèvent de crédibiliser l’univers bohème superbement arrangé pour piano et orchestre. Ce parti pris présente un revers avec – pour un ou deux artistes – une qualité vocale moins affûtée que celle observée dans les précédentes productions. Néanmoins, le plateau général est d’excellente tenue et Simon-Pierre Bestion a toujours cet art merveilleux de créer une pâte sonore ajustée, éminemment évocatrice ; à nouveau, atmosphérique.

Musicalement, l’oreille est à la fête. Dans le florilège des Lieder, on retiendra par exemple « Es tönt ein völler Harfenklang » de Johannes Brahms où le chœur suspend, murmure avec une constante suavité du son. L’œuvre est habilement tuilée, d’une part, avec un texte parlé mais également intriquée avec le somptueux « Gesang der Geister über den Wassern » de Franz Schubert. Cette répétition souligne la dimension cyclique et inéluctable de l’existence humaine, déjà évoquée avec cette Parque-violoncelliste filant la laine de la destinée. Avec Robert Schumann et « Auf einer Burg » – merveilleusement chanté d’une voix claire, à l’excellente diction – ou encore la légende des Dames Blanches, c’est tout l’imaginaire du Sturm und Drang qui s’anime pour le spectateur.
Les airs vernaculaires polonais, roumains ou klezmers sont autant de réussites, comme l’intense « Rumba tziganeasca » ou le touchant « Doina si cintec ». La compagnie, en ouvrant le répertoire à un univers connexe, lui donne comme toujours des accents inattendus, des résonances nouvelles, toujours généreuses et hautement expressives.
La troisième particularité de cette production réside dans le fait que c’est la première fois que Simon Pierre Bestion n’est plus dans la fosse mais dans la salle, ne se levant que pour saluer. Voilà qui souligne son souhait, selon ses propres dires, d’une communauté d’esprit, d’un outil pour souder le groupe. Le chef laisse une autonomie totale aux interprètes qui insufflent ainsi une respiration intime, personnelle à la soirée. Depuis que ce spectacle a été crée en 2023, la compagnie en propose deux autres – dont Sybille(s) qui achève tout juste sa tournée au théâtre de l’Athénée – où le chef s’est également retiré du plateau. Il constitue ainsi le premier jalon dans une nouvelle conception du travail.
Avec Brumes, l’ensemble la Tempête, contredisant son nom sans renier l’esprit qui l’anime, offre une célébration paisible et joyeuse du vivre ensemble dans la paix et l’harmonie. Quel plaisir de ne plus devoir traverser la France pour découvrir le travail envoûtant de la compagnie.