Avant même que les lumières s’estompent dans la salle, des brumisateurs diffusent depuis les cintres un brouillard enveloppant qui va gagner le public. En dehors de deux toiles peintes (1), à partir de Von der Jugend juqu’au cinquième lied, ce sera là l’unique élément, dont les intensités, les subtils mouvements et éclairages vont renouveler cet extraordinaire décor. La pluie, les nuages sombres, les brumes ne se dissiperont que le temps du pavillon chinois et de la lumineuse beauté du tableau suivant. L’immense plateau, dépouillé, verra les deux solistes, de noir vêtus, pieds nus, arpenter la scène au fil des lieder. Leur direction, simple, naturelle, ajoute à l’expression musicale.
Cette nouvelle version du Chant de la terre se caractérise par son ambition visuelle que signe Philippe Quesne et par sa réduction orchestrale que la plupart des auditeurs découvrent à cette occasion (2). Approche radicalement renouvelée ou concession à la mode, ouverture ou dispersion ? Le « concert augmenté » interroge. Le mouvement est ancien, qui semble prendre de l’ampleur : dans le droit fil du théâtre contemporain italien, dont Romeo Castellucci est le plus beau fleuron, des ouvrages musicaux étrangers à la scène font l’objet de productions dignes de l’opéra, réunissant toutes les expressions artistiques, illustrées au moyen des technologies les plus audacieuses. Ainsi, nombre de créations, qui ne laissent jamais le spectateur indifférent, s’appuient-elles sur la mise en scène et les environnements visuels et sonores les plus récents, la musique étant parfois réduite à l’état de faire-valoir (3). La curiosité le disputait donc au scepticisme dans la mesure où la production avait été annoncée à dimension écologique, en relation avec les catastrophes qui menacent notre planète. Malgré le titre – fallacieux – de la symphonie, c’est le drame d’un homme, éprouvé par la vie, qui exprime sa mélancolie liée au caractère éphémère de l’existence, en relation avec l’éternité de la nature. Cette dernière, à laquelle les textes font référence n’est que l’image des états d’âme de l’auteur. Rousseauiste, schubertienne en quelque sorte, l’approche de cette nature, consolatrice et éternelle fait partie du propos. Le pessimisme résigné de Mahler n’accrédite en aucun cas les préoccupations environnementales contemporaines, à la différence de ce qu’affirme Camille Louis, dramaturge, dans sa note d’intention.
Das Lied von der Erde © Martin Argyroglo
Schönberg transcrivit les Lieder eines fahrenden Gesellen, pour 11 instruments, puis das Lied von der Erde (complété par Rainer Riehn), de manière à en assurer la plus large diffusion dans des lieux ne disposant ni d’espace, ni des moyens permettant d’accueillir le nombreux orchestre requis. La commande faite au regretté Reinbert de Leeuw par les Wiener Festwochen relève de la même démarche. Klangforum Wien, jumeau de notre Ensemble Intercontemporain, se situe au plus haut niveau d’exigence, particulièrement sous la direction experte d’Emilio Pomàrico. On se souvient du Pinocchio donné il y a cinq ans, déjà. En juin dernier, ici même, nous écoutions la Quatrième symphonie de Mahler, qu’offrait l’Orchestre Victor Hugo de Franche-Comté, dans toute sa plénitude. On s’interroge donc sur l’adéquation du vaste auditorium pour y produire cette version condensée à l’extrême (le Volkstheater viennois, où la création eut lieu est plus proche des dimensions du Grand Théâtre). Orfèvre en matière de musique du XXe S, Reinbert de Leeuw a réussi la prouesse de transcrire pour quinze musiciens la partition, qui en appelle quatre à cinq fois davantage, sans que la musique en souffre. Tout juste la réduction des cordes à un quatuor augmenté d’une contrebasse nous prive-t-elle d’une part des effusions attendues. Les lieder chambristes se prêtent remarquablement à cette version condensée, cependant Das Trinklied, Von der Schönheit et, surtout, l’immense Abschied , où tout l’orchestre est parfois mobilisé, souffrent-ils d’une dynamique limitée, quel que soit l’engagement et la virtuosité des musiciens de Klangforum. A signaler que l’orchestre, positionné devant le plateau, dans ses élans paroxystiques, couvre parfois la voix de la soliste. La lecture attentive, d’une indéniable intelligence, laisse parfois l’hédonisme au bord du chemin. L’émotion affleure, sans toujours être au rendez-vous. Ce sera l’œuvre des chanteurs. La finesse de la raréfaction de l’atmosphère finale de Abschied mérite d’être soulignée, ce qui fait déplorer que quelques naïfs enthousiastes nous aient privé du silence recueilli sur lequel devait s’achever cette merveilleuse page. Ces regrettables applaudissements intempestifs au cours du concert comme à son terme, avant même que la résonance de l’ultime accord (gänzlich ersterben, triple piano) se soit dissipée, traduisent bien la découverte qu’accomplit le nombreux public de ce soir.
Si la virtuosité technique est indéniable, comme la beauté plastique, nous ne sommes pas loin du détournement du sens profond du texte et de la musique, qui ne laissera indifférents que ceux pour qui les poèmes sont réduits à une succession de phonèmes, malgré le surtitrage de leur traduction. L’image, si séduisante puisse-t-elle être, détourne l’attention d’une musique aussi dense que transparente.
Loin de tout esprit narratif, véritable confession, le texte – essentiel – appelle l’expression la plus sincère, profonde. Le premier atout de cette soirée singulière réside certainement dans la distribution : Maximilian Schmitt a remplacé Michael Pflumm, qui assurait la création viennoise. L’ancien petit chanteur des Regensburgen Domspatzen a construit une belle carrière internationale et – malgré une homonymie gênante (Maximilian Schmidt, le baryton) – s’est fait un nom dans le domaine lyrique comme dans le lied et l’oratorio. Le chant est épanoui, souple, solaire comme profond. L’héroïsme des intonations participe pleinement à l’expression attendue. La jeune mezzo ukrainienne impressionne : Christina Daletska, au chant émouvant, généreux, donne une plénitude exemplaire à tout ce qu’elle vit, avec sincérité. Si les graves manquent encore parfois d’ampleur et de rondeur, la conduite de la ligne, la beauté du timbre lui permettent de communiquer une émotion constante, renouvelée au fil des couplets.
Par la grâce des solistes et des musiciens, la musique est sauve. Sa force expressive nous bouleverse toujours autant, et la réalisation visuelle, si elle sert les néophytes à la découverte de Mahler, n’aide pas l’amateur familier de l’ouvrage. Etait-il possible de satisfaire chacun dans ses attentes et ses références ? Rien n’est moins sûr.
(1) Peintures d’Albert Bierstardt, germano-américain, dont l’expression graphique trouve ses racines chez Caspar David Friedrich, avec une prédilection pour les paysages montagneux, tourmentés et lumineux.
(2) Un CD de cette version a été édité il y a deux ans (Alpha), avec Lucile Richardot et Yves Saelens. Reinbert de Leeuw l’avait enregistré deux mois avant sa disparition (Adieu Reinbert !).
(3) Dès Schwanengesang en Avignon (2013), puis la Passion selon Saint-Matthieu (Hambourg, 2016), le Requiem de Mozart (Aix, 2019), enfin la Deuxième de Mahler, les spectacles les plus marquants furent copieusement commentés.